Atravers son discours bien agencé, son esprit de répartie, ses blagues alignées sur un ton grave, dans un arabe classique parfait, on a déjà un aperçu sur le parcours rempli et le caractère bien trempé de ce nonagénaire, à la mémoire fertile et l'esprit vif. Ahmed est bien ce mélange de culture et de militance. On s'interroge alors sérieusement sur les motivations qui l'ont amené à se jeter dans la gueule du loup, à commettre l'irréparable en s'impliquant dans une affaire rocambolesque qui a frisé le ridicule. C'est pourquoi Ahmed incarne aussi le mystère en faisant passer sur son visage l'étrangeté de l'existence humaine, sa grandeur et sa décadence. «Il fut un militant modèle, un maquisard qui a gagné ses galons dans les djebels. Un homme de terrain, défendant bec et ongles ses convictions, même si cela a dû lui coûter de perdre beaucoup d'amis et de s'attirer l'animosité de certains de ses supérieurs. Il est comme ça têtu, dur comme les rocs qui peuplent le pays qui l'a vu naître», témoigne un de ses vieux amis. Puis après, bien après avoir accompli son devoir sacré, Ahmed s'est embourbé dans une cause perdue d'avance en faisant partie du réseau de l'affaire dite Cap Sigli. A l'évocation de ce burlesque épisode, Ahmed en rit, de ce rire profond qui tente d'exorciser les démons d'une supercherie dont il mesure aujourd'hui l'insignifiance. «Une énorme tromperie», reconnaît-il. Avant d'en parler et d'intervenir avec énergie sur cette péripétie qui a forcément marqué sa vie, Ahmed nous sort son répertoire fourni en exhibant de vieilles coupures de journaux et des écrits signés de sa main parus dans la presse ou encore des témoignages de certaines figures de la révolution qu'il s'honore d'avoir côtoyées au maquis. Ahmed est né le 9 avril 1920 à Ouled Sidi Brahim au cœur des Bibans. Il a fréquenté la zaouïa du cheikh Sidi Abderahmane El Illouli aux côtés de ses condisciples du village, tels Hadj Ali et Larbi Saâdouni, Cherif Benmira, Tachtache Salem, Dilmi Mohamed Ouahmed et d'autres élèves venus d'ailleurs, comme Ferhaoui Lakhal, Kseur Athmane et Hamza, Mohamed Salah Seddik, Tayeb Sediki… Responsable très jeune La Seconde Guerre mondiale a mis fin à ses études. Son père, Mohamed Benahmed, dont il était proche, décède, lui léguant la responsabilité de veiller sur toute la famille. On est en 1942 et les alliés débarquent en Algérie. Ahmed, qui aimait la culture livresque, s'était doté d'un bagage intellectuel appréciable. En 1944, Ahmed intègre la section de l'éducation et de l'enseignement des oulémas, dont il devient le secrétaire général au niveau local. Il est également secrétaire des Amis du Manifeste pour les libertés. En 1946, il participe, au cinéma Majestic d'Alger, au congrès des oulémas. Durant la même année, il enseigne à la medersa d'Ighil Ali et de Sidi Brahim. En 1948, il est désigné au même poste à Theniet Ennasr. En 1952, il est muté à Aït El Bachir à Michelet. Parallèlement à sa fonction d'enseignant, Ahmed fait de la politique dès 1946 au PPA. A Sidi Brahim, il est chef de section du MTLD. Lorsque la crise dite berbériste éclate «la surprise était grande, on ne s'y attendait pas. Elle était de nature à nous diviser beaucoup plus qu'à nous unir. Elle a causé une profonde fracture. Avec cheikh Rabie Bouchama, délégué des oulémas à Paris, j'ai tenté, tout en restant neutre, de mobiliser les énergies en vue d'un apaisement. Il faut dire qu'au sein même de l'Association des oulémas, des voix contestataires se faisaient jour. Je citerai le cas de cheikh Bachir El Ibrahimi, dont les positions étaient controversées vis-à-vis de l'administration française. Notre philosophie consistait à travailler avec la base dans le sens horizontal. On n'était pas obnubilé par le pouvoir. On disait à l'époque, celui qui vise trop le haut perd sa chechia», observe-t-il avec un ton moqueur. Des dissensions au sein du parti, Ahmed «les sentait venir suite au comportement dictatorial de Messali. La nécessité de passer à une autre étape était réclamée, tout comme une troisième voie, mue par l'action qui ferait fi des luttes politiciennes et des querelles stériles». A Theniet El Khemis, où il est commerçant, Ahmed est contacté par Amirouche pour lancer et propager les mots d'ordre de la révolution dès le début de l'année 1955. Ahmed active à Bordj Bou Arréridj et sa région. Plusieurs missions lui sont confiées et il accède au grade de sergent chef en étant commissaire politique à Theniet El Khemis. Au congrès de la Soummam en 1956, dont il prend une part active dans l'organisation, il est promu aspirant. En octobre 1956, toute la section locale de Theniet est transférée à Melouza. «Ce village a été bombardé par l'armée française, il y a eu de nombreuses victimes innocentes. Contrairement à ce qui s'est dit, ce n'était pas le fief des messalistes. Les contre-révolutionnaires, supplétifs de l'ennemi, étaient à Beni Ilmène qu'on a d'ailleurs nettoyé, car ils présentaient un danger certain pour la révolution. C'était eux ou nous. J'ai le souvenir que c'est Abdelkader El Bariki et le capitaine Arab qui avaient dirigé cette opération.» En 1957, Ahmed est sous-lieutenant à Tamelaht (Bouira). En février 1958, il est muté à la Wilaya III comme membre représentant les awqafs, l'enseignement et l'éducation civique. Peu avant le recouvrement de l'indépendance, Ahmed est nommé lieutenant officier politique à la zone 4 de la Wilaya III, précisément à Bordj Ménaïel. En octobre 1962, il est élu coordinateur du FLN dans la daïra de Bordj Bou Arréridj, fonction qu'il occupera jusqu'à septembre 1964, où il démissionne après un différend avec Ben Bella «qui agissait comme un gangster avec sa milice et faisait ce qu'il voulait.» Avec Aït Ahmed et la fameuse crise du FFS, les relations étaient bonnes au départ pour s'envenimer ensuite. «Car Aït Ahmed montrait déjà ses convoitises de leadership en voulant supplanter Krim et Oulhadj. Cela, je ne l'ai pas accepté.» Contre le zaïmisme Ahmed a connu Boumediène lors du congrès des moudjahidine de 1965. «Avec Si Sadek Ferani de Sidi Aïch, Si Larbi Lahcène et moi-même, représentants de la Wilaya III, on a conversé longuement avec lui ! Il avait toujours des appréhensions quant au rôle de la Kabylie…» Mais Ahmed quittera définitivement la politique pour se consacrer à sa première vocation : la théologie et les lettres. Il se mettra à écrire et officiellement il est inspecteur régional des affaires religieuses à Tizi Ouzou (1965), à Alger (1968) à Béchar pour 3 ans jusqu'en 1973, après une mutation, sanction décidée par le défunt Mouloud Kacem, suite à un différend entre les deux hommes, issus presque du même patelin et qui se connaissaient et s'appréciaient parfaitement. Ahmed exercera à Mostaganem en (1974) et Béjaïa (1976). Et en 1978, Ahmed, qui formulait une brochette de griefs à l'encontre du pouvoir, est attiré pour participer à une opération de récupération d'armes au large de Cap Sigli. Un scénario à la dalton Une grosse couleuvre ? Ne dit-on pas qui avale trop de couleuvres finit toujours par cracher du venin. Cap Sigli ? Cette petite bourgade entre Azzefoune et Béjaïa a été le théâtre le 12 décembre 1978 d'une opération de largage par un avion cargo militaire, un C130, d'un lot d'armes, destinées à un groupe d'opposants. Quels étaient les commanditaires et leurs motivations politiques ? A une période où Boumediène agonisait et où la crise avec le Maroc enflait. «Mohamed Sadek Benyahia, ancien officier de l'ALN, cerveau de l'opération, m'avait chargé de réunir des hommes pour réceptionner l'armement à Cap Sigli. Ce Benyahia, je l'avais connu en tant qu'adjudant lorsqu'il a été arrêté par le FLN en 1960. Je l'avais sauvé, car il était impliqué dans le complot de la Bleuite. Il y avait beaucoup de zones d'ombres. Ferhat Abbas, qui était avec son médecin, le Dr Benbouali et un de ses proches Hakimi, auquel nous avons rendu visite à Kouba peu avant l'opération, était au courant et avait donné son aval. Un des membres du réseau, parent par alliance de Kaïd Ahmed, faisait en fait partie des services tout comme Benyahia. L'armement venait soi-disant du Maroc, alors que la suite des événements allait révéler que l'avion avait décollé de… Béjaïa ! C'était une énorme supercherie. Une opération fabriquée de toutes pièces. Sans que je le sache, j'ai été roulé et entraîné dans une drôle de galère. Une manipulation sordide. Benyahia m'avait trahi.» Un scénario digne des moments les plus risibles des déboires de la famille Dalton. Les conjurés ont été facilement arrêtés. «Moi, j'ai écopé de 7 ans. En prison, Benyahia avait toutes les faveurs. Le couffin toujours rempli se permettant même des libertés, ce qui n'était pas mon cas. Je suis sorti en avril 1984. On m'a confisqué ma 404 familiale que je n'ai plus revue, alors que l'arme, qui me servait au maquis et dont la valeur pour moi est inestimable, ne m'a jamais été restituée ! J'étais le seul à avoir perdu tous mes droits.» Pour confirmer ses dires, Ahmed appelle à la rescousse sa mémoire mais aussi sa documentation qu'il consulte pêle-mêle. Dans sa «quête», des écrits de la presse consacrés à «l'affaire», mais aussi ses propres réflexions consignées comme cette mise au point adressée à Ali Kafi. «Kafi a dit des contre-vérités dans ses mémoires, à propos de la ‘'Bleuite'' en mettant en cause le colonel Amirouche qui serait à l'origine de la mort de centaines d'intellectuels engagés dans la révolution. Les circonstances ont voulu que je sois responsable à différents niveaux dans la région et membre du conseil de la Wilaya III de mars 1958 à 1962. J'ai vécu cette ‘'psychose'' au même titre que mes camarades ‘'lettrés'' comme le Dr Ahmed Benabid, Tayeb Sediki, Youcef Benabid, Hamimi, Firani, Mokrane Aït Mehdi, Abdelhafid Amokrane et bien d'autres. Ce que tente de faire admettre Ali Kafi n'est que pure affabulation. Je me demande pourquoi il veut salir la mémoire des chouhada, notamment Amirouche et Abane ? |PARCOURS| [Né le 9 avril 1920 à Sidi Brahim (Bibans), Ahmed a appris à lire et à écrire à la mosquée du village. Il a appris le Coran très jeune. Il a poursuivi ses études à la zaouïa du cheikh Abderahamne El Illouli sous la direction de Mohamed Arezki Cherfaoui El Falaki El Azhari et le cheikh El Kadi Bencheikh. Il occupe la fonction de secrétaire à l'éducation en 1944 puis adhère à l'AML. Enseignant, membre du MTLD, militant du FLN et officier de l'ALN dès 1955 dans la région puis à la Wilaya III (1958-1962). Coordinateur de daïra (1962/1964). Enseignant à Bouzaréah (1964/1965). Rejoint le ministère des Affaires religieuses (1965/1978). Il est impliqué directement dans l'affaire de Cap Sigli en décembre 1978. Arrêté à cette date, il ne sortira de prison qu'en 1984. A son actif, plusieurs témoignages et contributions parus dans la presse. Ahmed est père de 6 enfants.|