D'où est partie l'idée de la création du groupe de recherche en anthropologie de la santé ? – C'est le rêve d'une équipe de chercheurs, en contact permanent avec l'étranger, qui s'est dit qu'il est possible aussi de construire de façon rigoureuse une structure de recherche dans un domaine centré sur la souffrance sociale des personnes confrontées à l'errance thérapeutique, aux inégalités sociales de santé, à une automédication fulgurante, qui n'est pas étrangère à la défiance et au silence qui marquent le mode de fonctionnement des structures de soins. «Ils nous ont tués par leur silence», ce sont là des propos récurrents chez les patients. On oublie que la maladie est vécue comme un événement et non pas uniquement comme un état qui met en branle des dynamiques sociales et culturelles. Le GRAS s'est donc construit à partir d'une conviction forte : – permettre, en leur offrant les conditions scientifiques et techniques, aux chercheurs et aux étudiants d'investir de l'intérieur les questions de la maladie, de la médecine et de la santé en s'inscrivant d'abord dans une posture modeste en prenant en compte les propos de «l'autre» par l'écoute et l'observation fine de ses pratiques socio-sanitaires et en s'impliquant ensuite dans le champ médical, en montrant qu'il est essentiel de considérer que le patient et sa famille sont des acteurs incontournables dans tout processus de soins. – Qui sont exactement les acteurs ? – Le malade n'est pas uniquement un consommateur de soins qui se conformerait de façon mécanique aux prescriptions du médecin. On oublie souvent que le malade et sa famille sont détenteurs d'un savoir et d'expérience face à la souffrance. Grâce à ce savoir profane, ils orientent le médecin. Ils sont enfin porteurs d'une trajectoire de la maladie souvent chaotique, complexe et riche en informations qui permet de mieux situer les causes de la pathologie dans leur dimension sociale et psychologique et qui ne sont pas sans influer sur leur corps organique. Il nous semble donc important de noter que la famille et le patient produisent aussi de la santé. Qu'est-ce que produire de la santé au juste ? – La production de santé renvoie à une variété de situations depuis les plus ordinaires (protéger son enfant contre le froid, lui préparer un repas adéquat, le veiller toute la nuit en raison de la fièvre, etc.) jusqu'à l'hospitalisation, où l'entourage familial participe parfois à des actes jugés trop techniques ou spécialisés. Cette production de santé, relativement peu visible, tenue pour naturelle et allant de soi, contribue pourtant au fonctionnement du système de soins. On oublie souvent que les interprétations sur la maladie, les premiers soins et les décisions de recours aux soins s'élaborent dans l'espace familial. – Pouvez-vous être plus explicite ? – Il est important de noter la prégnance d'un travail de santé non reconnu, non rémunéré, assuré généralement par des femmes aussi bien dans l'espace domestique que dans l'espace hospitalier. On parle souvent des coûts consentis par l'Etat à l'égard de la santé, en occultant implicitement ou explicitement les dépenses financières assurées par les familles, le coût social de la maladie, le soutien affectif et relationnel des proches parents, la mise en œuvre de compétences «invisibles» de l'entourage, peu prises en compte par les professionnels de la santé et les pouvoirs publics. – La circulaire de Amar Tou, ex-ministre de la Santé, de janvier 2008, était-t-elle inappropriée, selon vous ? – Cette circulaire montre, d'une part, que la réalité sociosanitaire en Algérie est ignorée par la bureaucratie sanitaire et renforce, d'autre part, la stigmatisation des familles en les considérant de façon erronée responsables de l'infection nosocomiale. Cette circulaire n'hésite pas à culpabiliser les familles qui perturberaient le travail des professionnels de la santé. Nos enquêtes de terrain (Alger, Oran, Tlemcen, Tigzirt, Tamanrasset, etc.) montrent totalement le contraire. Les familles sont d'abord contraintes d'investir quotidiennement un hôpital déliquescent pour opérer des actes socio-sanitaires qui ne sont pas de leur ressort, d'assurer toutes les tâches domestiques de santé (préparer le repas, apporter des draps, courir après le sang, payer une radiographie, acheter le médicament manquant, se débrouiller la seringue, etc.) au profit du proche parent, de l'hôpital et de la société. Aujourd'hui, il est important de noter que l'hôpital fonctionne plus ou moins bien grâce à la contribution financière et relationnelle de la famille. – Est-ce que vous travaillez en direction du mouvement associatif ? – Les activités du GRAS intéressent des associations de malades qui participent à nos rencontres scientifiques, se «nourrissent» de nos différents travaux et empruntent des ouvrages disponibles à la bibliothèque de notre laboratoire. Réciproquement, des chercheurs et des étudiants investissent certaines associations pour réaliser leur enquête de terrain. – Quel type d'association visez-vous ? – Nous collaborons avec des associations qui font réellement un travail de proximité auprès des patients. Elles émettent le vœu d'approfondir leurs connaissances concernant les logiques sociales déployées par les malades et les familles. – Quelles sont vos relations avec les professionnels de la santé ? Travaillez-vous pour eux ? – Il est clair que la vocation de l'anthropologue de la santé est de travailler étroitement avec les médecins et non pour les médecins. Il est important de converger nos regards sur la maladie, même si on produit des logiques différentes à son égard. Le GRAS s'intéresse à la dimension sociale et culturelle de la maladie. Notre corps est non seulement organique, mais aussi social : notre façon de manger, de marcher, de gérer la maladie dépend en grande partie de nos influences sociales multiples, de notre histoire familiale, de notre statut social, du rapport que nous instaurons avec la société. Il est donc essentiel de rappeler que la santé, la maladie et le corps ne sont pas le monopole exclusif du médecin. Notre posture à l'égard des médecins est l'ouverture critique et le refus de toute dépendance à l'égard de la norme médicale. «Je ne suis pas sociologue dans la médecine, mais sociologue de la médecine», selon le propos de Claudine Herzlich, pionnière de la sociologie de la santé en France. – Comment les médecins perçoivent-ils le Gras ? – Notre expérience au GRAS montre bien que nous sommes assez proches des mondes sociaux de la médecine qui sont dans une position de dominés dans le champ médical. Nous avons un retour très positif et favorable concernant nos travaux de recherche de la part des médecins généralistes, des épidémiologistes, des psychiatres, des spécialistes en rééducation fonctionnelle et des pédiatres. Même si notre préoccupation de recherche et les méthodes utilisées sont différentes, l'enrichissement est mutuel et le débat est souvent fécond. Si l'anthropologie de la santé accède timidement à une reconnaissance tacite parmi ces catégories de médecins, tout en étant toujours considérée comme une petite cerise sur le gâteau, il faut souligner, d'une part, que la pression des organismes internationaux (OMS) et des centres de recherche étrangers, ainsi que la crise profonde du système de soins ont représenté des facteurs importants dans la transformation positive du regard des médecins à l'égard de notre discipline. – Et les autres, pourquoi un peu moins ? – D'autres mondes sociaux de la médecine exercent dans des segments professionnels plus valorisants et relativement plus valorisés (chirurgie, cardiologie, gynécologie, etc.). Ils représentent l'élite médicale ayant accédé en grande partie à la réussite professionnelle et sociale, se situant, aujourd'hui, au plus haut de la hiérarchie du champ médical et restent plus préoccupés par les aspects techniques de la médecine. – Quelle est la relation de Mohamed Mebtoul avec l'université ? – Tout en étant fier d'être universitaire, je refuse d'être un chercheur enfermé dans sa tour d'ivoire, n'oubliant jamais d'apprendre auprès des gens qui ont des choses à dire sur le fonctionnement de notre tissu social. Cela est d'autant plus important dans un contexte où l'université algérienne n'a pu encore être reconnue comme un acteur organisationnel. Elle semble être prise dans un terrible engrenage qui lui interdit de produire de l'intérieur ses propres normes pédagogiques, scientifiques et éthiques. Elle ne peut donc déployer de façon autonome une dynamique sociale dans le but de se donner une âme, parce qu'elle est profondément étranglée par de multiples injonctions et pressions produites par la société et le politique. |Bio express| |Mohamed Mebtoul est sociologue, enseignant chercheur à l'université d'Oran. Cofondateur du Groupe de recherche en anthropologie de la santé en 1991, il est le pionnier en Algérie dans les recherches socio-anthropologiques menées dans le champ de la santé. Depuis 2001, il est directeur du laboratoire de recherche en anthropologie de la santé (université d'Oran). Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Sociologie des acteurs sociaux : ouvriers, médecins, patients 2007, Oran, OPU, Médecins et patients en Algérie 2005, Oran, Dar El-Gharb, Une anthropologie de la proximité, les professionnels de la santé en Algérie 1993, Paris, L'Harmattan. Discipline d'usine, productivité et société en Algérie 1986, Alger, OPU.|