Il a le regard mobile, comme celui d'un épervier. Le costume de velours marron porté sur une chemise sans cravate, un soulier léger, l'élégance posée, le vocabulaire choisi, bien qu'il glisse parfois des mots audacieux pour dire son mépris des pratiques malsaines ; il avoue avoir un certain goût pour les choses non conventionnelles. Rédha est ainsi. Il parle de sa passion, la médecine avec une énergie revigorante. Mars 2009 : la chaîne publique française France 2 ouvre son journal de 20h avec cette information qui a tout l'air d'un scoop : «La médecine vient de franchir une autre étape en faisant une avancée spectaculaire dans le domaine de la chirurgie thoracique où les greffes sont désormais possibles», annonce la présentatrice avant de donner la parole en direct du bloc opératoire à un professeur, peu reconnaissable derrière ses lunettes, sa calotte et sa bavette. Le toubib explique en des termes simples cette nouvelle technique plutôt compliquée. En France, c'était une première. Le docteur est Algérien. Il s'appelle Rédha Souilamas, diplômé du Collège français de chirurgie thoracique, chirurgien des hôpitaux de Paris et praticien à l'hôpital européen Georges Pompidou. Ce qu'il a ressenti à ces moments-là ? Beaucoup de fierté d'être le «fer de lance» d'une sur-spécialité de la chirurgie thoracique (la greffe pulmonaire) et le pionnier de techniques innovantes dans un pays où le niveau de la médecine est un des plus élevés au monde. J'ai été aussi très honoré quand la ministre de la Santé m'a officiellement félicité à Paris en avril 2009, lors de l'inauguration du Congrès mondial de transplantation pulmonaire et cardiaque dans lequel j'étais le seul représentant français dans le comité scientifique international d'organisation. Honoré par la France En fait, c'est Réda qui a développé la première structure de chirurgie thoracique ambulatoire en France. Il est depuis 5 ans coordonateur du programme de transplantation pulmonaire pour la mucoviscidose. Parallèlement, il dirige un protocole français de reconditionnement ex-vivo de poumons qui serviront à court terme à doubler le nombre de greffes pulmonaires. Etre de partout et nulle part, sans étiquette ni chichi, telle est la carrière de ce Cherchellois bon chic bon genre issu d'une famille de 6 enfants, né en pleine guerre d'Algérie en 1956. Il a grandi dans cette ville provinciale, chargée d'histoire au sein d'une famille de milieu aisé, dans laquelle la personnalité de son père inspirait du respect et de l'admiration. «A cette époque, Cherchell était une grande famille dans laquelle tout le monde avait sa place», se souvient-il. Quant à sa scolarité, «elle a été assez agitée. Ni bon ni mauvais élève, plutôt revendicateur. J'ai passé mon bac à Alger et j'ai entamé des études de médecine qui ont été longues et ennuyeuses. En effet, j'ai longuement hésité et j'ai mis du temps à être convaincu de l'utilité de ces études. Quand j'ai commencé à fréquenter les blocs opératoires comme étudiant, j'ai découvert alors la chirurgie, ce qui a changé ma vision de la médecine. Les blocs opératoires étaient des théâtres dans lesquels se jouaient tous les jours des pièces avec des acteurs de la vraie vie. J'ai découvert 20 ans après, lors de ma formation de transplantation en Angleterre, que les salles d'opération s'appelaient ‘‘theater''. Il a fallu néanmoins que je valide les semestres non-chirurgicaux comme la cardiologie, la médecine interne, etc. pour pouvoir prétendre à une spécialisation chirurgicale, ce qui n'a pas été une mince et courte affaire.» Son départ pour l'étranger, comme on le verra, n'a pas été dicté par une quelconque ambition. «Un concours de circonstances, sans plus ! Je suis parti en France juste après mon service militaire. Il y avait deux raisons (en dehors d'un malaise général qui commençait à s'installer à partir des années 1980 et qui s'est achevé comme nous le savons). La première est que j'ai suivi la femme de ma vie qui était repartie vivre en France d'où elle était venue quelques années auparavant. La seconde était liée au fait qu'on m'a refusé de faire des études de spécialisation en chirurgie. En effet, les premiers de ma promotion avaient choisi des postes de chirurgie, puis il y a eu des désistements. Muni d'une lettre de recommandation d'un éminent professeur, je me suis présenté chez le doyen de la faculté de médecine pour postuler. Il a refusé en arguant que les postes non occupés allaient être attribués au choix l'année suivante. Je me suis permis de lui demander que si j'avais été son neveu, sa réponse aurait été la même. Il m'a sommé de quitter son bureau. J'ai alors quitté la faculté et aussi l'Algérie pour tenter ma chance en France. J'ai été reçu au concours des spécialités chirurgicales pour étrangers à Paris où j'ai fait ma spécialité de chirurgie thoracique en 5 ans. Après avoir obtenu l'équivalence de médecine, j'ai exercé comme chef de clinique pendant 2 ans à l'hôpital Laënnec dans le service de chirurgie thoracique, avant d'être diplômé du Collège français de chirurgie thoracique.» Un regard critique S'il est régulièrement invité aux colloques scientifiques où il donne des conférences ayant trait à sa spécialité, Rédha n'en continue pas moins, malgré tous les déboires vécus ici depuis les offres de service à suivre d'un œil attentif ce qui se passe dans son pays natal. Son idée de la prise en charge médicochirurgicale actuelle en Algérie des patients atteints de cancer du poumon, par exemple, est mitigée. La chirurgie thoracique est le «pivot» du traitement du cancer pulmonaire. Cette chirurgie se divise en deux grandes lignes : la chirurgie vidéo-assistée, dite aussi «mini-invasive» qui consiste à faire le diagnostic et le stade d'évolution précis du cancer, voire les deux, et la chirurgie à visée thérapeutique, c'est-à-dire l'ablation de la partie du poumon atteint après un bilan important. «En Algérie, beaucoup de collègues pneumologues, cancérologues et aussi chirurgiens m'ont exprimé leurs difficultés à faire bénéficier leurs patients de ce type de prise en charge par manque de chirurgiens spécialisés et de services dédiés à cette spécialité. Je ne connais pas les chiffres mais les conséquences pour les malades semblent lourdes et notamment la mortalité compte tenu du tabagisme important dans la population algérienne et au vu des dossiers de patients qui me sont régulièrement présentés à Paris pour un deuxième avis de rattrapage.» Et le professeur d'évoquer la lutte sourde plus bureaucratique générationnelle que politique qui se greffe aux problèmes déjà pesants qui minent le système de santé national. Notre prof n'y va pas avec le dos de la cuillère pour stigmatiser certains comportements négatifs, dont un laisser-aller effarant dans les structures sanitaires. La politique de santé publique algérienne doit tenir compte des besoins épidémiologiques de la population, en imposant une prise en charge logique, simple, moderne et équitable dans l'ensemble du pays. Les centres hospitalo-universitaires et la faculté de médecine doivent être les piliers et les garants pour assurer la formation des jeunes médecins avec une réelle transmission du savoir par les aînés afin d'assurer une médecine moderne et indépendante à toutes les Algériennes et à tous les Algériens. Rédha assure avoir offert ses services pour aider le système de santé algérien, mais sans résultat, toutes les portes étant restées hermétiquement fermées devant sa volonté de venir ici apporter gracieusement sa contribution. «J'ai été sensibilisé par une grande dame algérienne, une moudjahida (ndlr Djamila Bouhired) qui m'a convaincu de mettre mes compétences au service de la santé algérienne pour développer la chirurgie thoracique et aider les jeunes chirurgiens, dont la formation semble bloquée. Il y avait initialement de l'enthousiasme et une volonté de la part des autorités du ministère de la Santé. En accord avec celui-ci, j'ai assuré une première mission en faisant des interventions chirurgicales vidéo-assistées (qui n'avaient jamais été réalisées auparavant à Alger) avec des résultats très prometteurs. Les phases suivantes devaient s'étendre à la formation d'autres équipes dans le pays pour leur permettre d'acquérir une ‘‘autonomie technique'' en une ou deux années. Bureaucratie algérienne L'immobilisme initial grandissant et les difficultés qui sont ensuite apparues, comme par exemple l'annulation de la deuxième mission par les responsables dudit hôpital (on a même voulu me faire porter la responsabilité de l'annulation). Je devais effectuer parallèlement des missions dans le même cadre à Oran et à Constantine mais il n'y a pas eu de suites. Tous ces éléments m'ont conduit à conclure que je n'étais pas le bienvenu en Algérie. J'imagine que le niveau d'exigence en Algérie est tellement élevé que mes compétences, mes états de service et mes capacités particulières pour l'enseignement et l'organisation de programmes chirurgicaux reconnus en France, en Europe, aux USA ou dans les pays voisins présentent des lacunes que je devrais donc m'empresser de combler. A titre d'exemple, j'organise depuis plusieurs années avec des équipes marocaines un partenariat de formation chirurgicale continue. Je viens de terminer un programme d'enseignement en transplantation pulmonaire à Columbia University Hospital of New York et je suis membre fondateur de la première école francophone des prélèvements multi-organes pour la transplantation. Face à ce constat, on se demande qui pousse le ridicule jusqu'au bout ? Les vraies raisons de ce rejet sont à l'évidence ailleurs. Si ce projet est mené à son terme, il sortirait le milieu chirurgical concerné d'un certain archaïsme et par ailleurs casserait le monopole de cette spécialité par la formation de jeunes chirurgiens à des techniques et à des prises en charge modernes. En tout état de cause, je ne regrette pas d'avoir essayé, ma conscience est tranquille de ce point de vue. J'y ai consacré beaucoup de temps, toute ma conscience professionnelle, tout mon savoir-faire, et toute ma volonté pour mener à bien ce projet. Même s'il s'agit pour moi d'un ‘‘rendez-vous raté'' avec l'Algérie, je regrette néanmoins que les autorités ne mettent pas un terme à cette situation chronique de blocage pour que les Algériens puissent enfin bénéficier d'une réelle prise en charge (en matière de cancérologie pulmonaire) standardisée, de pratique courante, peu onéreuse, pratiquée dans beaucoup de pays, y compris dans des pays voisins, et ce, depuis longtemps. Nul n'est prophète en son pays.» Rédha n'est hélas pas le seul à souffrir de cette situation, ils sont des milliers à avoir choisi le chemin de l'exil pour des considérations pas seulement pécuniaires. Comment explique-t-il l'exode des médecins qualifiés algériens vers d'autres contrées moins rebutantes. «Effectivement, j'ai toujours été frappé par le nombre de collègues tunisiens et marocains qui retournent dans leur pays dès la fin de leur formation. Beaucoup d'Algériens restent à l'étranger, on ne doit pas être pareils (rires). A titre d'exemple, en 2008, les responsables de la santé militaire ont invité une vingtaine de médecins spécialistes algériens dans le cadre d'un projet de partenariat, mais je crois que c'est resté à l'état de projet à ce jour.» Ces flèches décochées n'empêchent pas Rédha de rêver à un monde où tout un chacun se sentira bien dans sa peau. Il affiche un sourire permanent qui n'est pas forcément une échappatoire arrangeante. Eternel optimiste, Rédha dit ce qu'il pense en sachant précisément ce qu'il veut. |Parcours| |Rédha Souilamas est né en 1956 à Cherchell au sein d'une famille connue et respectée. Il y a fait ses études primaires puis s'est déplacé à Alger où il a rejoint la faculté de médecine. Contrarié par les responsables, il quitte l'Algérie pour aller poursuivre son cursus ailleurs en Angleterre, aux Etats-Unis et en France. Il compte parmi les pionniers dans le domaine de la transplantation de poumons. Il est diplômé du Collège français de chirurgie thoracique, chirurgien des hôpitaux de Paris et praticien à l'hôpital européen Georges Pompidou. Rédha milite pour une médecine moderne débarrassée de ses carcans et de ses archaïsmes. Il a participé dernièrement à un séminaire de haut niveau à Alger.|