L'auteur de Nedjma a su nous faire goûter les charmes, les délires, et même les secrets de cet «univers étoilé» qui est le Maghreb, terre de paradoxes et de contrastes où les concentrations d'éléments, la mer, la montagne, le désert, la grotte, le soleil… sont les véritables témoins de l'itinéraire et de l'errance des hommes.Comme l'écrivain congolais Tansi, Kateb Yacine savait faire «exploser les mots» pour exprimer son algérianité, son identité et son authenticité. Il était «condamné, comme l'avait remarqué Franz Fanon à la plongée dans les entrailles de son peuple» et comme le dit aussi Mustapha Lacheraf : «Cette œuvre en chantier va refléter pour la première fois dans les lettres françaises une réalité algérienne qu'aucun écrivain, même Camus, n'avait eu le courage de traduire». Dans un de ses poèmes paru dans un journal de l'époque, Yacine montre son attachement et son amour pour l'Algérie et l'Afrique : sa poésie devient témoignage, un retour aux valeurs refuges, à cette terre de nos ancêtres. «C'est une pierre lancée», pour reprendre à Mohamed Dib. Lecteur de Rimbaud, Michaux, Joyce, Faulkner et Brecht, K.Yacine avait publié en 1946 Soliloques et est devenu célèbre en 1956 grâce à son roman Nedjma, œuvre enracinée dans la terre, la légende et l'histoire algériennes. Nedjma fut salué par Maurice Nadeau comme un «événement littéraire», Jean Déjeux notait à ce propos : «Nedjma par sa poésie parfois déconcertante et dévorante, à cause d'un certain déroulement du temps sur lui-même, d'une durée intérieure giratoire en quelque sorte, en spirales continues reste un chant profond, une quête d'une patrie spoliée, une recherche de l'ancêtre.» Nedjma, publié aux éditions du Seuil en 1956, reste en effet un «roman moderne, complexe par le brouillage du temps et de l'espace, le style poétique, les répétitions des mêmes événements, la confusion des temps (passé, présent, avenir) le réalisme et le symbolisme». Le récit de Kateb devient une dénonciation, une protestation contre le pouvoir colonial. Kateb Yacine n'acceptait pas, comme l'avait remarqué Isnard in Géographie de la décolonisation : «La condition de l'indigène autochtone» En 1963, sa pièce théâtrale La Femme sauvage était admirée par Bernard Poirot Delpech lors d'une représentation à Paris comme «le premier poème tragique algérien», ajoutant : «autant que la littérature de son peuple, le jeune poète chante l'héritage des sacrifices, exalte la révolution perpétuelle et cherche à approfondir plus généralement les grandes réalités tragiques de l'homme par la magie des mots.» Kateb Yacine écrit ensuite Les ancêtres redoublent de férocité en 1967, L'homme aux sandales de caoutchouc, hommage à Hô Chi Minh. En 1970, il cesse d'écrire en français. Ne regrette-t-il pas sa langue maternelle ? «La langue arabe, dit-il, c'est le lien rompu, c'est l'exil dans le silence… la perte de la mer et de son langage, les seuls trésors inaliénables et pourtant aliéné.» (…) Il partage cette réflexion d'Albert Memmi in Portrait du colonisé : «La possession de deux langues n'est pas seulement celle de deux outils, c'est la participation à deux royaumes psychiques et culturels. Or, ici, les deux univers symbolisés, portés par les deux sont en conflit ; ce sont ceux du colonisateur et du colonisé.» Kateb Yacine s'engage dans le théâtre oral. Avec les pièces en arabe dialectal telles que Mohamed prends ta valise en 1972 et La guerre de 2000 ans en 1975, il s'adresse directement au peuple algérien. «Nous faisons du théâtre parce que c'est un combat. Le peuple algérien subit une double aliénation, celle de l'Occident, celle de l'Orient, en même temps que se manifeste la nécessité d'une solidarité aves les peuples arabes. On ne choisit pas son arme. Le théâtre est la nôtre. Il ne peut être discours, nous vivons devant le peuple ce qu'il a vécu.» Que peut-on dire encore de Kateb Yacine ? Ami d'Issiakhem et de Bachir Hadj Ali, il a laissé une œuvre monumentale Nedjma, inscrite à jamais dans le monde des lettres. C'était un grand homme, un humaniste, un «volcan éruptif» qui a influencé beaucoup d'écrivains tels Nabil Farès, Tahar Ben Jelloun, Mohamed Kheir Eddine, et beaucoup d'autres encore. Ce Keblouti, fils de Nador et de cette grande Algérie restera toujours présent dans notre mémoire collective, c'est une étoile qui brillera toujours ! Son absence nous perpétue et nous interpelle. Il nous a donné des raisons de vivre et d'espérer. En 1988 toujours, le festival d'Avignon créait Le bourgeois sans culotte sur le spectre du parc Monceau, une pièce sur Robespierre que lui avait commandée une troupe d'Arras, le Noroît. Ce fut sans doute sa dernière œuvre. Deux ans auparavant, à Avignon, il déclarait à l'occasion d'un séminaire sur les racines méditerranéennes du théâtre : «La mort est proche, elle est la fiancée suprême, celle qu'on épousera à la fin des fins et elle aura un regard très sévère.»