Vous le soulignez vous-même : cela fait trente ans que vous travaillez sur l'histoire du Maghreb et de la décolonisation. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant de revenir sur la figure du général de Gaulle ? Consacrer un ouvrage au général de Gaulle, c'est finalement suivre un parcours classique. C'est une figure incontournable et il était évident qu'au bout d'un moment, j'allais finir par le croiser. Je considère le genre biographique comme particulièrement important pour comprendre l'histoire. Dès la fin des années 1970, j'ai rédigé les biographies de Messali Hadj et de Ferhat Abbas, avant de m'atteler à un dictionnaire biographique des militants algériens. Côté français, il était prévisible que je finisse par aborder de Gaulle. A l'heure actuelle, il est très attaqué en France, y compris à droite. Alors qu'il est dévalorisé aujourd'hui, il m'est apparu nécessaire de revenir sur sa figure dans l'histoire. Tout juste cinquante ans après ce discours, l'historien que vous êtes, avec son parcours personnel et ses engagements, salue «l'audace» de de Gaulle… N'est-ce pas surprenant ? Oui, ça l'est ! Mais je ne suis pas devenu gaulliste, pour autant ! A ce rythme-là, je serai passé du messalisme, au soutien à Ferhat Abbas, à propos desquels j'ai écrit deux biographies, avant de finir gaulliste aujourd'hui… C'est un personnage qui m'a énormément intéressé. Après 1968 et mes engagement militants contre les institutions politiques autoritaires instaurées par de Gaulle, comme la Ve République façonnée pendant la guerre, je me suis rendu compte que je le connaissais mal. J'ai découvert un écrivain, un grand stratège politique, un grand personnage. Je tenais à le remettre à sa juste place dans une perspective historique. Mais attention, je n'ai pas voulu écrire une hagiographie ! Son héritage est discuté, malmené et le portrait que je dresse de lui n'est pas non plus entièrement en sa faveur. De Gaulle a été, à son époque, un tenant de ce que nous appelons aujourd'hui le «choc des civilisations». Il considérait la civilisation musulmane comme un corps étranger, inassimilable. Il n'a jamais été un défenseur des droits des pays du Sud. Il se souciait bien plus des intérêts de la France que des droits des «indigènes». Vous incarnez énormément le personnage du général, vous revenez sur des détails de l'actualité et resituez en permanence dans le contexte… Comment avez-vous travaillé, quels documents avez-vous consultés ? Le travail en amont a été très lourd. Je me suis plongé dans les centaines de livres qu'ont écrit les compagnons comme les adversaires du général de Gaulle. Depuis les années 1990 notamment, nombreux sont ceux, côté algérien, qui ont publié leurs mémoires. Ces récits et ces souvenirs m'ont été très précieux, car la plupart des acteurs de cette histoire sont décédés aujourd'hui. Le second matériau a été la presse de l'année 1959. J'ai tenu à compulser autant la presse française qu'algérienne de l'époque, c'est-à-dire avant le discours du 16 septembre 1959 pour en saisir le contexte et après pour en noter les retombées dans la presse nationale comme internationale. Enfin, ma dernière source, ce sont les écrits du général de Gaulle, ses mémoires, les propos qu'il a lui-même tenus sur sa propre histoire… Certaines dates sont emblématiques, le 1er Novembre 1954, la Bataille d'Alger en 1957, le 13 Mai 1958… Vous choisissez de retenir le 16 septembre 1959. Pour vous, il y a un avant et un après 16 septembre. Que s'est-il passé ce jour-là ? Pour la première fois, le mot «autodétermination» est officiellement lâché. Et c'est le général de Gaulle qui le prononce. Alors même que c'est une question taboue dans la société politique française. L'Algérie est alors un département français donc il n'est pas question de poser le problème de l'autodétermination. Ce mot entraîne une dynamique politique qui conduit inexorablement vers l'indépendance. Avec ce discours, de Gaulle ouvre une autre voie politique qui n'est plus celle de l'intégration, mais celle d'une Algérie algérienne. Le 16 septembre est un moment fondamental qui ouvre sur une autre histoire, celle d'affrontements franco-français, de l'OAS, etc. Nicolas Sarkozy a annoncé fin septembre la création d'une fondation sur l'histoire de la guerre d'Algérie. Les historiens y sont-ils associés ? Quelle est votre position vis-à-vis de cette institution ? Je suis, pour ma part, pour une fondation qui réconcilierait les mémoires. Il faut écouter le point de vue des Algériens aujourd'hui. Il serait temps d'écouter le point de vue des autres, ce qui n'était pas le cas jusqu'ici. Pour l'instant, nous nous limitons à des cadres franco-français. Je ne sais pas qui est associé à ce projet et quel rôle chacun doit y jouer, notamment les historiens. Pour l'instant, j'ai surtout l'impression que cette fondation a été créée dans l'urgence, dans un souci de répondre à certains et de perpétuer certaines commémorations, mais ce projet me paraît avant tout très vague… Bonnes feuilles – Extrait du discours du 16 septembre 1959 «Compte tenu de toutes les données, algériennes, nationales et internationales, je considère comme nécessaire que ce recours à l'autodétermination soit, dès aujourd'hui, proclamé. Au nom de la France et de la République, en vertu du pouvoir que m'attribue la Constitution de consulter les citoyens, pourvu que Dieu me prête vie et que le peuple m'écoute, je m'engage à demander, d'une part aux Algériens, dans leurs douze départements, ce qu'ils veulent être en définitive et, d'autre part, à tous les Français d'entériner ce que sera ce choix». – P87 «Si l'on se réfère à la masse de témoignages, de mémoires et d'autobiographies qui abordent cette question, tout porte à croire que de Gaulle pensait de longue date que l'indépendance algérienne avait de sérieuses chances d'advenir, peut-être dès 1955, à coup sûr en 1957. Il n'est donc pas le colonialiste absolument convaincu, décidé à ruser pour maintenir la présence française, dépeint par certains.» – P101-103 «Une Algérie à feu et à sang, face à une métropole insouciante et légère, qui va au cinéma, suit le Tour de France, part au bord de la mer en train ou en automobile… (…) Une telle opposition est, bien sûr, en partie caricaturale. Elle force volontairement le trait, alors même que les Français ne peuvent rester sourds à l'écho, même lointain, de la violence qui se déchaîne sur l'autre rive de la Méditerranée. Comment le pourraient-ils, dès lors qu'un million et demi de soldats sont engagés dans le conflit et que des milliers de familles se trouvent directement concernées ? (…) Plus encore, certains Français de métropole s'engagent dans la lutte anticolonialiste et «font la guerre à la guerre». Mais tout bien considéré, ces engagements demeurent fort peu nombreux (…) Ce n'est qu'à peine plus d'un mois avant la signature des Accords d'Evian, le 13 février 1962, qu'aura lieu la grande marche qui dressera 500 000 personnes contre la guerre. (…) En cet été 1959, on ne peut donc que pointer l'indifférence de la majorité des Français à l'égard d'un conflit qui se déroule hors de portée de leur regard. C'est pourtant durant ces mois décisifs de l'année 1959 que le tournant majeur de la guerre d'Algérie va être pris.» – P163 «Le discours du 16 septembre 1959 marque un tournant stratégique majeur, en ce qu'il laisse entrevoir, pour la première fois, l'issue politique du conflit. Mais il n'implique pas, loin s'en faut, la cessation des hostilités. De septembre 1959 à juillet 1962, la guerre va durer encore près de trois ans. Trois années durant laquelle se concentrent les épisodes les plus dramatiques, les plus douloureux, les plus violents de la guerre, ceux que la mémoire collective a retenus, ceux qui ont été oubliés un temps pour resurgir avec fracas dans le débat public.» – P173 «Dans son discours du 16 septembre 1959, de Gaulle avait mentionné l'importance stratégique du Sahara. (…). Mais en ces années 1960 débutantes, le Sahara n'est pas seulement un vaste réservoir d'hydrocarbures. Il est aussi le lieu des expérimentations nucléaires françaises. Le désert constitue donc un enjeu crucial des pourparlers, en même temps qu'il est le symbole du passage entre deux grands projets nationaux français, qui correspondent à deux âges de la puissance : la colonisation, qui répond à une logique de conquête impérialiste et la modernité technologique, militaire et industrielle. Pour de Gaulle, la colonisation appartient au passé, tandis qu'il veut faire entrer la France de plain-pied dans la modernité. Ce qui le pousse, paradoxalement, à vouloir conserver la mainmise sur le Sahara. En face, le FLN refuse catégoriquement d'envisager une partition géographique. Les sacro-saintes frontières coloniales doivent être maintenues.»