Le droit est-il soluble dans la politique ou plus simplement en est-il l'otage ? Et pour abonder dans cet ordre d'idées sans jamais l'épuiser, où commence le politique, où s'arrête l'autre ? La récente actualité oblige à ces interrogations. Il s'agit de l'exercice de ce fameux droit de compétence universelle, littéralement freiné par des considérations strictement politiques. En effet, la justice espagnole a décidé récemment de classer une enquête pour « crimes contre l'humanité » visant des responsables israéliens d'un bombardement meurtrier et aveugle à Ghaza en 2002. Cette enquête, ouverte en janvier 2009, avait bien entendu déplu à Israël. Et même très fortement, habitué qu'il était à l'impunité. Il l'a fait savoir et a tout fait pour en obtenir l'annulation et même l'abrogation d'une loi. « La section pénale de l'Audience nationale, réunie en session plénière, a décidé à une ample majorité » de suivre « le recours du parquet et de classer définitivement » le dossier, selon un communiqué de l'Audience nationale, principale instance pénale espagnole. Elle se réunissait pour examiner l'appel du parquet après la décision, début mai, du juge de poursuivre son enquête après plusieurs rebondissements au motif qu'Israël n'aurait pas enquêté sur les faits instruits. Ce qui semble irréaliste puisqu'à ce niveau de l'action militaire, l'ordre est issu d'une décision politique comme se prévalent eux-mêmes les dirigeants israéliens qui n'avaient pas hésité à annoncer une série d'assassinats de leaders palestiniens. L'enquête se fondait sur une plainte du Centre palestinien pour les droits de l'homme dénonçant une agression aérienne israélienne qui avait tué un dirigeant du Hamas, Salah Chehadeh, et 14 civils palestiniens, le 22 juillet 2002. Environ 150 Palestiniens avaient été blessés pendant cette attaque. La plainte visait l'ex-ministre israélien de la Défense, Benjamin Ben-Eliezer, et six hauts responsables militaires israéliens. Mais très rapidement, le ministre de la Défense israélien Ehud Barak avait réagi à l'annonce de l'ouverture de l'enquête, le 29 janvier, en déclarant qu'il ferait « tout » pour obtenir son annulation. La pression israélienne a donc eu raison du droit puisque non seulement l'enquête en question a été classée, mais dans le même temps et comme pour éviter ce genre d'embarras, les députés ont voté à une écrasante majorité en faveur de la limitation de ce principe. Les parlementaires souhaitent que désormais, la justice espagnole ne soit compétente que dans le cas où il existe des victimes espagnoles ou que les responsables suspectés se trouvent en Espagne. La Belgique avait abrogé, en 2003, une loi de 1993 similaire à celle appliquée en Espagne, limitant la compétence des juges aux dossiers ayant « un lien de rattachement » avec la Belgique. D'où, alors, la question qui en découle : que se serait-il passé si les parties ou personnes mises en cause étaient issues de pays considérés comme faibles ? Rien et ceux qui seraient traduits devant de telles juridictions n'auraient droit à aucune circonstance atténuante. Cela aurait justifié l'appréciation que beaucoup se font de la notion même du droit en rappelant que comme le pouvoir, c'est un rapport de forces sauf quand la règle est bien établie et que même les puissants du moment n'en sont pas exempts. Mais qui se chargera ou prendra sur lui de rendre justice à ceux qui sont justement privés de leurs droits les plus élémentaires ? Un éminent juriste s'est fait fort de rappeler que la Cour internationale de justice (CIJ) a, dans un arrêt daté du 9 juillet 2004, mis en lumière « les violations graves par Israël de la IVe Convention de Genève et recommandé aux Etats de tout faire pour mettre fin à cette situation ». Il a dit alors de la compétence universelle qu'« elle constitue une exception au principe de territorialité du droit pénal. Elle est fondée sur la défense d'intérêts et de valeurs de dimension universelle et consiste à ce qu'un juge national puisse interpeller, poursuivre ou extrader, les auteurs de crimes tels que définis dans des conventions internationales ou par le droit coutumier, cela indépendamment du lieu où le crime a été commis, de la nationalité de l'auteur et de la nationalité des victimes ». Malheur aux faibles Voilà donc pour le principe. Irréprochable et inattaquable à tout point de vue. Mais le problème se pose en matière de poursuites. La même source admet que « les risques encourus par les auteurs des crimes les plus graves dépendent encore de quel pays ils sont ressortissants. Selon que vous serez puissant ou misérable... Les moyens de pression de certains sont énormes… On a souvent le sentiment qu'il y a deux poids deux mesures. Malheureusement, en matière de justice, les coupables ne sont jamais tous jugés ». Encore et toujours ce lieu de naissance qui procure l'impunité et bafoue la justice. C'est effectivement ce qui se produit. Pourtant, rappellent les juristes, le principe de compétence universelle sert à empêcher l'impunité de crimes graves qui seraient commis dans des régions particulièrement instables dont les habitants, citoyens du monde, ne bénéficieraient pas de protection légale adéquate. L'on apprendra que ce principe est obligatoire aux yeux du droit international, dans une certaine mesure et pour certains crimes seulement comme les crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide, tout cela en conformité avec les Conventions de Genève. Mais aussi bien en Espagne qu'en Belgique quelques années auparavant, l'appareil judiciaire a connu des grincements puis des blocages avant fin de compétence, à partir du moment où Israël était mis en cause. La Belgique a dû, elle aussi, revoir sa loi quand il a fallu étudier la plainte contre l'ancien Premier ministre israélien Ariel Sharon, celui-là même qui avait lancé les chars israéliens contre le Liban en 1982, à l'origine des massacres perpétrés dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila en septembre de la même année. Près de deux mille Palestiniens avaient été affreusement massacrés. Même la justice israélienne a cru bon intervenir, mais juste pour atténuer la pression internationale. En soi, c'était un aveu et la justice belge a refusé de s'y engager. Nul ne pourra supposer que Bruxelles n'avait pas subi de pressions pour bloquer le dossier d'Ariel Sharon, déjà auteur de nombreux massacres de Palestiniens. D'autres agressions du même type et menées par les mêmes forces israéliennes, comme celle qui a visé Ghaza, ont eu lieu. Mais est-ce Israël qui est fort ? Pour ne plus avoir à ne juger que les faibles, ces deux pays ont renoncé à un principe. Parce qu'ils étaient seuls ? Peut-être bien, admettent certains analystes. Pourtant, ils sont si nombreu, les Etats qui entendent influer sinon régir les relations internationales, si ce n'est se prendre pour la conscience universelle alors que la simple morale est bafouée. C'est encore ce fameux rapport de forces et du cas par cas.