« Quand les gens sont de mon avis, il me semble que je dois avoir tort. » Oscar Wilde Il est de la clique glorieuse des joyeux lurons qui nous ont fait vibrer dans les années soixante. Qui se souvient encore des frères Bouzerar, aujourd'hui quelque part dans la péninsule arabique, Larbaoui, devenu ambassadeur dans une capitale asiatique, Amara le dentiste, El Hachemi, Sayad et les autres ? Le plus célèbre d'entre eux, sans doute, mais membre de cette fine équipe, Driss Lamdjadani, a toujours eu le triomphe modeste. Avec des gestes simples et une voix audible juste ce qu'il faut, il raconte sa longue et riche carrière, sa reconversion réussie, mais aussi les grandes mutations sociales que le pays a connues au cours de ces dernières décades, et desquelles, selon lui, on ne peut dissocier le sport. Le décor est ainsi planté. Dans son restaurant niché en plein cœur de la capitale, l'accueil est aussi courtois que le personnel, sous la conduite de sa charmante épouse aux petits soins avec la clientèle. L'ambiance est plutôt familiale et la silhouette familière du maître de cérémonie donne une certaine solenneité aux lieux. A 58 ans, Driss n'a pas beaucoup changé physiquement, et si vous lui demandez le secret de cette physionomie intacte, il se fend d'un grand rire en précisant toutefois : « J'imagine que quelque part, c'est grâce au sport, même si j'en fais peu. Peut-être la marche que j'affectionne, même au restaurant où je ne reste pas du tout inactif et vous l'aurez constaté. Cela me permet de préserver ma forme. Du reste, je ne peux me plaindre, comme certains de mon âge, des kilos superflus pris. » Un physique intact Du métier de restaurateur qu'il exerce avec bonheur, il en parle peu, sinon de manière anecdotique ou pour relever la remarque d'un client qui l'avait résumé en une seule phrase. « Finalement Lamdja, c'est une question de mains. » Cette appréciation, Driss l'a bien accueillie. Il en tire même une certaine gloire car, dit-il, « elle traduit l'attachement à l'artiste de la balle ronde que j'étais, mais aussi au fin gourmet que je n'ai jamais cessé d'être ». Voilà qui a le mérite de la clarté. D'autres personnalités, comme l'actuel ministre du Commerce, Nouredine Boukrouh, vante tout simplement le label « Lamdja ». « C'est avec plaisir, écrit-il, que nous témoignons de la qualité et du sérieux de l'établissement. De même que nous relevons avec satisfaction qu'une ancienne gloire du sport algérien a su se reconvertir dans un art respectable : celui de savoir prodiguer l'hospitalité. » Il y a deux ans, Ahmed Ben Bella lui écrivait en reconnaissance de ses mérites indéniables. « C'est avec émotion que j'écris ces mots en souvenir d'une époque où vous avez enchanté, par votre art, le handball, une époque aussi où nous rêvions tant d'une grande Algérie qu'elle deviendra, j'en suis certain, un jour... » Quant à cet ancien président de la Fédération de handball, « il est clair que Lamdja est de la trempe des joueurs uniques comme on n'en fait plus. C'était le Lalmas de la petite balle et c'est un peu grâce à lui et à d'autres joueurs de son envergure que la petite balle s'est taillée une place de choix dans le sport algérien, juste derrière le foot. » Autres temps, autres mœurs Autres temps, autres mœurs. Aujourd'hui, Driss est à l'aise pour dire que la relève a aussi de talent pour s'imposer avec maestria comme ses aînés. Le regard critique qu'il porte sur le hand actuel est plutôt indulgent. « A mon sens, le handball se porte bien. Je parle surtout de l'équipe nationale. Il est vrai qu'on n'a que deux ou trois clubs de haut niveau, que l'infrastructure fait souvent défaut, que parfois il arrive qu'on fasse un mauvais choix des joueurs sélectionnés. L'équipe actuelle n'est pas celle à laquelle nous rêvons. Ce n'est pas le top. Quant aux dirigeants, je pense sincèrement que ce ne sont pas les meilleurs qui sont à la fédération. Des anciens qui peuvent apporter un plus, et je ne veux pas citer de noms, ont été marginalisé. Le ministère a un grand rôle à jouer. On pourrait l'imaginer s'impliquer davantage dans le choix des hommes en imposant, par exemple, des dirigeants intègres et compétents. » Comme on le voit, Lamdja ne veut pas heurter les susceptibilités et provoquer des combats d'arrière-garde qui ne seraient d'aucune utilité à cette discipline. Et lorsqu'on lui demande pourquoi lui-même n'apporte pas sa pierre à l'édifice, là il change carrément de ton. « Notez bien que j'ai déjà fait partie de la fédération. J'étais président de la commission sponsoring. Il y avait Amara Lounès à la discipline. On a été écartés pour, soi disant, absences, alors que d'autres qui s'étaient absentés beaucoup plus que nous n'étaient pas inquiétés. On gênait, alors ils nous ont mis sur la touche. On était des bénévoles et notre manière d'agir n'était pas du goût des carriéristes qui ont fait des fédérations de véritables fonds de commerce. » Lamdja se souvient de la belle époque où le sport scolaire était le creuset du mouvement sportif national tout entier. Le sport pouvait se targuer d'avoir des assises solides. L'artiste en parle aujourd'hui avec une bonne dose de regrets. « Avant, et je parle pour pratiquement toutes les disciplines, l'école était le vivier et le sport scolaire avait droit de cité, ce qui, malheureusement, n'est plus le cas aujourd'hui. Il y avait un engouement particulier. Les stades étaient archicombles. Il y avait une réelle communion entre le public, composé essentiellement de scolaires et d'étudiants, et les équipes. Nous avions réussi à former un bon groupe à l'époque, qui n'était pas aussi fort que l'actuel. L'élément physique est devenu primordial et je suis heureux de constater que la plupart des équipes sont formées d'athlètes aux gabarits impressionnants. Avant, on s'entraînait deux fois par semaine. Le rythme de travail a considérablement évolué. » Lamdja n'en a pour preuve que les résultats enregistrés par les Verts à Tunis, lors de la Coupe du monde. « Lorsqu'on arrive à tenir en échec la Tchéquie, à tenir tête à l'URSS, j'estime qu'on est sur le bon chemin et qu'on n'a pas à jeter des pierres à nos capés. » Il faut persévérer, suggère Driss, qui rappelle qu'à son époque la France n'a jamais pu rivaliser avec l'Algérie. Depuis, les Tricolores ont gravi les échelons pour devenir ce qu'ils sont... D'autres leur ont emboîté le pas, comme les Tunisiens qui sont à une marche du podium mondial. « Algérie-Tunisie de l'époque, je ne vous dis pas, c'était un duel épique plein de passion, une rivalité légendaire, que le terrain de sport, ultime arène, était tenu, malgré tous les risques, d'arbitrer. C'est vrai que c'étaient des matches exceptionnels. Harcha, qui ne contenait que 7000 spectateurs, en recevait presque le double. Aujourd'hui, je suis serein pour dire qu'on va doubler les Tunisiens dans peu de temps, parce qu'ils ont une équipe vieillissante et qu'après avoir mangé notre pain noir durant la décennie du terrorisme, nous émergeons graduellement sur la scène sportive internationale. » Algérie-Tunisie, des duels épiques passionnels et passionnants En faisant appel à sa mémoire, Driss se rappelle qu'il n'y a pas que des moments sombres. L'anecdote vient à la rescousse. « A Lagos, en 1973, on avait gagné contre l'Egypte en finale. L'ambassadeur nous a prêté sa voiture. Un policier m'a arrêté. Il m'a demandé de quelle couleur il était. Alors moi, j'ai longtemps hésité de peur de le heurter en lui disant vous êtes noir. Je lui ai dit vous êtes bronzé. Il m'a regardé droit dans les yeux. Mais vous êtes bête, me dit-il. Quand je suis comme ça, je suis rouge ; quand je change de position, je suis vert. Il faisait la circulation. Dépassée l'émotion, on a beaucoup ri ce jour-là. » Les modèles sportifs, il en a plusieurs, mais il insiste beaucoup sur les faits qui l'ont marqué en étant jeune. « La boxe, par exemple, était mon dada. Joe Louis, un véritable phénomène, m'a énormément impressionné. Il me revient en mémoire parce que son vainqueur, un Allemand, vient de décéder aujourd'hui, à l'âge de 99 ans. J'apprécie aussi les Shumacher, Mohammad Ali, Maradona, des êtres exceptionnels qui ont fait la gloire du sport universel... » Que lui inspire l'Algérie de 2005 ? « De l'espoir, beaucoup d'espoir, on est en bonne voie. On voit une diminution substantielle du terrorisme. Les gens commencent à bouger, à sourire dans la rue. On peut dire, adieu tristesse. » Ses contacts avec ses anciens coéquipiers sont maintenus avec plus ou moins de régularité... « Je les vois, mais beaucoup d'entre eux ont choisi de s'exiler. » Est-il d'accord avec leur démarche ? « Chacun est libre de faire ce qu'il veut. Et puis on ne peut empêcher quelqu'un de vouloir améliorer son statut social. Cela dit, je pense que notre sport est en train de se donner graduellement les moyens pour garder ses enfants pour lesquels, faut-il le souligner, il a fait tant et tant de sacrifices. Actuellement, il y a des infrastructures en construction. On voit de plus en plus de techniciens étrangers investir la scène nationale aussi bien au niveau des clubs qu'au sein des sélections. On est en train de remonter la pente petit à petit. S'il est difficile d'accéder au sommet, il est encore plus ardu de remonter la courbe lorsqu'on en descend. C'est notre cas. » Après l'entretien, Driss s'affaire déjà au milieu de ses clients. « On ne peut faire ce métier en dilettante, c'est un combat de tous les instants », admet-il. Parole surprenante venant de quelqu'un qui apparaît pourtant rétif à tout embrigadement. « Sinon, Driss a l'air heureux comme dans un stade », soutient-il au milieu des siens, notamment son épouse et ses trois filles, dont il n'est pas peu fier. « L'une est présentatrice à Canal Algérie, l'autre pilote et la dernière à l'Ecole de commerce. Ce sont des battantes comme leur père. Et bon sang ne saurait mentir. » Parcours Né en 1947. A évolué en Tunisie, à Sfax, où il a joué au football dans les catégories minime et cadet. En 1962, il rentre avec sa famille en Algérie, où il évolue aux Groupes laïques, dans la discipline basket-ball. En 1965, il passe de la balle au panier au handball, où il fait partie de la fringante équipe scolaire du lycée El Idrissi. Passe à l'école des Pères blancs d'El Harrach, où il continue de jouer au handball en remportant le championnat d'Algérie de... cross et en battant le record d'Afrique du 1000 m. En 1967, il rejoint l'équipe nationale qu'il ne quittera qu'en 1979. A son actif, plusieurs titres nationaux, championnat du Maghreb et championnat d'Afrique. A évolué à Annaba, au MCA, à la DNC et à l'Onaco.