L'Intifadha du 5 Octobre 1988 donna lieu, après la répression dans le sang des émeutes populaires, à un début d'ouverture démocratique à la faveur de laquelle les Algériens découvraient avec enchantement « la liberté d'expression ». Le foisonnement des partis politiques, en vertu de la nouvelle Constitution ou encore celui des titres de la presse nationale, boostés par la « loi Hamrouche » sur l'information autorisait à penser qu'un véritable vent de liberté soufflait sur Alger. Ils n'est pas jusqu'aux plateaux aseptisés de l'ENTV qui n'eurent leur part d'insolence. C'était l'euphorie de l'illusion démocratique. C'était une période de « h'bal », de folie. A telle enseigne que nombreux sont parmi nous qui, en leur parlant de l'effet Octobre 88, ne semblent avoir gardé dans leur disque dur que cette « parenthèse enchantée ». Si l'on se hasardait à la situer dans le temps – même si un tel découpage est loin de faire l'unanimité –, celle-ci s'étalerait du 5 octobre 1988 comme moment-clé à une autre date tristement symbolique : celle du 29 juin 1992 qui correspond à l'assassinat du président Mohamed Boudiaf à la maison de la culture de Annaba en direct à la télé. Pour un secteur important de l'opinion, néanmoins, la fin de cette idylle a sonné avec l'arrêt du processus électoral le 11 janvier 1992 et le départ forcé du président Chadli Bendjedid qui donna lieu à un vide constitutionnel sidérant, suivi d'une crise institutionnelle sans précédent. Pour d'autres encore, cette kermesse démocratique a pris fin avec la grève insurrectionnelle du FIS du 4 juin 1991 et ses conséquences dramatiques. C'est dire combien l'écriture de cette période charnière de l'histoire de l'Algérie contemporaine est sujette à polémique, empreinte qu'elle est de considérations idéologiques fortes. De même que les avis divergent profondément sur la question de savoir si Octobre 88 relevait de la génération spontanée ou bien était-il le fruit d'une machination politique, le consensus est loin de régner sur les contours de cette « parenthèse enchantée ». La fin de la clandestinité Par-delà les différences de vue sur le contenu réel de cette « bulle d'air » en termes d'acquis démocratiques, nul ne peut nier que ses effets psychologiques sur un peuple qui avait terriblement soif de liberté auront été considérables. Notons d'emblée que cette vague libératrice était portée par une lame de fond internationale, encadrée qu'elle était par l'Intifadha palestinienne en amont, et la chute du Mur de Berlin en aval. Nous baignions en pleine euphorie, comme des prisonniers qui ont subitement droit à une ronde à l'air libre après une longue claustration. Sur le plan politique, il y eut évidemment cette Constitution du 23 février 1989 qui autorisait « la création d'associations à caractère politique », euphémisme juridique qui consacrait le multipartisme. S'ensuivirent des éclosions de partis en cascade. L'engouement pour l'activité partisane libre dont les Algériens étaient pendant si longtemps sevrés était tel qu'il y eut une floraison de formations politiques, en veux-tu en voilà, si bien que la vox populi parlait de « settine hizb » (allusion aux soixante chapitres du Coran appelés aussi ‘‘hizb''). Dans le lot, de nombreuses formations étaient déjà structurées et activaient dans la clandestinité avant les événements d'Octobre, à l'image du FFS, du PAGS, de la mouvance islamiste ou encore les berbéristes du MCB dont allait sortir le RCD. « C'était en réalité un exutoire, c'est-à-dire que toutes les forces contenues, qui s'étaient développées plus ou moins clandestinement, d'une manière plus ou moins tolérée, dans les années 1980, se sont révélées au grand jour, analyse Daho Djerbal (lire interview). « Je pense au mouvement des droits de l'homme et ses ligues qui ont existé depuis 81-82, je pense au PAGS, je pense au Mouvement culturel berbère (le MCB), et je pense aux mouvements islamistes fondamentalistes. Je pense aussi aux formes d'expression démocratique dans la presse et les médias. Il y avait des velléités, un potentiel d'expression libre qui ne passait pas par le canal du parti unique. Donc, tout cela, de 1988 à 1991 pour être plus précis, a trouvé un exutoire par la porte entr'ouverte par le régime en place. Ainsi, on va se retrouver en Octobre 88 comme dans une sorte de sortie à l'air libre, avec, à la clé, l'émergence de forces qui étaient déjà organisées, qui avaient déjà leur plate-forme. » Dans la foulée, on a vu des scènes de liesse à l'aéroport Houari Boumediène avec des foules en transe venues saluer le retour triomphal de certains chefs charismatiques après de longues années d'exil forcé. Nous pensons évidemment au leader du FFS, Hocine Aït Ahmed, qui dut attendre l'année 1990 pour pouvoir fouler à nouveau le sol de son pays, lui qui n'avait pas remis les pieds en Algérie depuis sa célèbre évasion de la prison d'El Harrach en 1966. Citons aussi le cas du président du MDA, Ahmed Ben Bella, qui rentrait définitivement de son exil la même année. Qui se souvient de Mourad Chebine ? La télévision brejnévienne n'était pas en reste dans ce vent de « perestroïka » à l'algérienne. Sous la direction de Abdou. B, une certaine brise de liberté a soufflé sur les plateaux de l'Unique. Miraculeusement, on parlait même « derja » au 21, Boulevard des Martyrs. Les animateurs, enfin décoincés, découvraient, ébaubis, leur propre langue. Nos savoureuses langues algériennes avaient enfin voix au chapitre, chose qui apparaissait comme une prouesse en soi tant les Algériens ont désespéré de s'écouter sur les écrans plombés de l'ENTV et son inusable langue de bois façon « ouzid bezyada ». Il n'aura pas échappé à la mémoire télévisuelle de nos concitoyens ces émissions devenues cultes où des chefs de parti, des figures de l'opposition ou des représentants de la société civile passaient le pouvoir à la tronçonneuse en toute liberté (ou en toute ‘‘impunité'', c'est selon…). Qui ne se souvient pas de ce duel mémorable entre Saïd Sadi et Abassi Madani dans la fameuse émission Wajhan li Wajh (Face à Face) animée par Mourad Chebbine (qui, signe des temps, a migré vers les chaînes du Golfe avant d'atterrir à la chaîne américaine Al Hurra). Il y avait aussi Liqaa maâ Essahafa (Face à la Presse), talk-show où des figures du monde politique ou des responsables du gouvernement se faisaient allègrement étriller par des journalistes fraîchement émancipés qui savouraient avec appétence leur liberté chèrement acquise. A la radio, même ambiance, quoiqu'avec davantage de marge. Allalou et sa bande de joyeux lurons faisaient fureur sur la « III » avec son émission Sans Pitié qui s'inspirait directement, nous explique-t-il, de la répression féroce des émeutes d'Octobre. Son émission allait lancer toute une génération d'artistes délurés, dont un certain…Baâziz et son Ch'tah ch'tah ya loulou, détournement malicieux de la chanson de Rachid Ksentini qui allait devenir un classique de la protest-song. Et Bled Music de prendre le relais, hit-parade national complètement décalé, concocté par le brillantissime Aziz Smati qui, quelques années plus tard, était la cible d'un attentat terroriste dans son quartier de Chéraga qui devait le clouer à vie sur une chaise roulante. La revanche de Mesmar Jeha Côté presse écrite, les publications indépendantes se succèdent. Alger-Républicain réapparaît en 1989 après une suspension qui aura duré vingt-quatre ans, soit depuis le coup d'Etat militaire du 19 juin 1965. El Ghoul reprend ainsi du service. Oui, l'inénarrable Saïd Mekbel. A la création du Matin, il allait vite se distinguer par sa plume acérée et ses billets grinçants signés Mesmar Jeha. Un autre trublion allait bientôt faire son apparition, se liguant avec le premier pour former ensemble un duo de choc : Ali Dilem. En 1990, une flopée de journaux indépendants (El Watan, Le Soir d'Algérie, Le Jeune Indépendant, le Nouvel Hebdo, pour ne citer que les pionniers), voient le jour à la faveur du nouveau code de l'information initié par Hamrouche. Le lecteur DZ découvre ahuri des journaux qui « osent » critiquer sans la moindre retenue le chef de l'Etat, le FLN de Messaâdia, les ronds-de-cuir de l'Assemblée et autres apparatchiks encroûtés. Les Algériens inhalent à pleins poumons cette substance enivrante appelée sous d'autres cieux « la liberté d'expression ». D'un autre côté, ils seront très nombreux à regretter la disparition d'un monument comme Algérie-Actualité, l'hebdomadaire mythique qui s'était distingué par la qualité de ses dossiers, enquêtes et reportages, notamment dans le socioculturel. Il avait donné un avant-goût de cette liberté de ton qui allait devenir la marque de fabrique de la presse née des événements d'Octobre 88, tout comme le MJA, le très actif Mouvement des Journalistes Algériens, avait annoncé à sa manière le 5 octobre. Il convient d'ailleurs de souligner que la liberté de la presse est considérée, aujourd'hui encore, comme l'un des rares « vestiges » des acquis d'Octobre. Sur les planches, Mohamed Fellag faisait fureur avec ses one-man-show décapants qui faisaient pisser de rire la salle Ibn Zeydoun. On se souvient de ses désopilants SOS Labès, Cocktail Khorotov et autres Babor L'Australie qui prophétisait l'ère des harraga. Plus aucun humoriste n'allait connaître un tel succès, au point que le public se sent toujours orphelin d'un artiste comique de la trempe de l'auteur de Djurdjurassik Bled. Dans la rue, c'était la fête de la citoyenneté tous les jours, avec marches et contre-marches. Un match serré entre démocrates d'un côté, et partisans du FIS de l'autre. La mémoire collective retiendra particulièrement la grande marche des démocrates du 10 mai 1990. That's all folks Côté FIS, c'est sans doute la grève insurrectionnelle du 4 juin 1991, lorsque les islamistes avaient occupé massivement la place du 1er Mai, qui aura le plus marqué les esprits. Elle s'était soldée par plusieurs morts, l'arrestation du fougueux Ali Benhadj, la proclamation de l'état de siège et le départ de Hamrouche, alors chef du gouvernement, qui sera remplacé par Sid-Ahmed Ghozali. Au soir du 26 décembre 1991 correspondant au premier tour de l'élection législative, Larbi Belkheir, alors ministre de l'Intérieur, annonce d'un visage livide la victoire écrasante du FIS. Un score qui chamboule tous les calculs du pouvoir, même s'il était déjà sérieusement averti par les résultats des élections municipales de juin 1990, les premières élections locales libres de l'histoire de l'Algérie. Le 16 janvier 1992, Boudiaf est extirpé (ou ressuscité) de son exil marocain à El Kenitra où le vieux père du FLN coulait des jours heureux en dirigeant une petite briqueterie familiale. Cela faisait vingt-sept ans que le fondateur du PRS (Parti socialiste révolutionnaire) n'avait pas mis les pieds au pays. Le retour au bercail du légendaire chef nationaliste lançait le second épisode de la jeune expérience démocratique algérienne, expérience qui entendait repartir sur de nouvelles bases en barrant la route aux islamistes radicaux dont les chefs avaient été jetés en prison. Le 4 mars 1992, et suite à une réunion du Haut Conseil de Sécurité, Boudiaf signe le décret officialisant la dissolution du FIS. Par là même, l'état d'urgence est proclamé. Il dure encore jusqu'à nos jours, convient-il de le rappeler, à tel point qu'il est devenu « un mode de gouvernement permanent » selon les mots de Daho Djerbal. Les détracteurs de la politique de Boudiaf diront que l'interdiction du FIS avait signé son arrêt de mort. Ou le début officiel de la guerre civile. D'autres estiment que son véritable arrêt de mort, il l'avait signé en lançant ,tambour battant, à son corps défendant, sa guerre (naïve) contre la corruption. Le nouveau président que Madame Doudoune (alias Youcef Benadouda) brocardait tous les jours sur les ondes de la Chaîne III en le surnommant « Boudy », coupé du pays depuis des lustres, sillonne le pays de long en large. Il avait faim de l'Algérie et de son peuple qui l'avait perdu de vue. Les plus jeunes ne le connaissaient même pas, c'est dire. Boudiaf adopte un style nouveau, un mode de communication audacieux, direct. C'est un homme vrai. Aussi, séduira-t-il très vite les Algériens par son naturel, sa simplicité presque rustique et son franc-parler. Entre-temps, à Guemar puis à l'Amirauté, sont commis les premiers attentats post-Octobre, avant que le terrorisme ne frappe à la tête de l'Etat en s'offrant son père fondateur. « Dans l'imaginaire populaire, Boudiaf, c'est Sidna Ibrahim venu sauver son enfant. Sauf que là, c'est l'inverse qui s'est produit : on a ramené Boudiaf pour l'emmener au sacrifice. On a demandé au père fondateur de tuer l'enfant (le FLN, ndlr) », dissèque Daho Djerbal. « C'est ça qu'il fallait absolument détruire pour pouvoir ouvrir la voie à un nouveau régime. Et cette tendance demeure. Elle est confortée au jour d'aujourd'hui par les gens mêmes qui sont à la tête du FLN, et qui ont voté unanimement pour la dénationalisation des hydrocarbures. » Cette mort tragique de l'un des artisans de l'indépendance algérienne scellait la fin officielle de la courte idylle entre l'Algérie et la paix civile. Finie la récré…