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Un destin compromis et des droits humains ignorés par la République

Elle s'émeut des résultats, plutôt alarmants, rendus par une enquête réalisée par le Centre national d'études et d'analyses pour la population et le développement (CENEAP). Il est pour le moins surprenant que cet organisme «officiel» des droits de l'homme – préoccupé, depuis sa création, par la seule promotion de la réconciliation nationale du chef de l'Etat – manifeste aujourd'hui, par la voix de son président, Farouk Ksentini, de l'inquiétude face au devenir du jeune Algérien. Il découvre avec étonnement que 33% des jeunes Algériens n'aiment plus leur pays et veulent le quitter ; il se rend compte que 60% d'entre eux n'ont pas de perspectives d'avenir et ne savent pas où «donner de la tête» ; il s'aperçoit en outre que 73% n'ont pas de cadre de vie et naviguent au hasard ; enfin, il réalise que 90% n'adhèrent à aucune association, ce qui veut dire que nos jeunes concitoyens se détournent des affaires de la cité et qu'ils sont aux abonnés absents sur le plan social. Ce sont là les chiffres effrayants, il faut le souligner, rendus par l'enquête en question.
Parce qu'elle survient seulement maintenant, alors que des indicateurs sociaux et économiques préoccupants sont apparus depuis plusieurs années, je reste dubitatif face à l'inquiétude manifestée par le président de la CNCPPDH. Est-elle réelle ? Une question qui mérite d'être posée, au moins parce que la défense des droits de l'homme s'est, pour cette institution, jusque-là limitée aux seules commémorations rituelles qui rappellent les anniversaires de la déclaration universelle de 1948.
Par ailleurs, le concept des «droits humains» semble progressivement se substituer – une évolution nécessaire des idées, sans doute une exigence historique – à celui des «droits de l'homme», justement pour permettre à cet engagement militant de ne plus se satisfaire de la seule défense de la liberté d'opinion et d'action politique.
Un obstacle à l'élargissement de la nature des droits de l'homme ; une barrière qu'il faut dépasser pour aller plus loin dans la satisfaction des besoins humains et pour s'intéresser, plus généralement, à tous les aspects qui garantissent à l'individu une existence dans la dignité et le libre choix dans les décisions qui engagent son destin et celui de la communauté. Une évolution que les pouvoirs publics algériens et la Commission nationale consultative pour la protection et la promotion des droits de l'homme ne paraissent pas avoir intégré.
Le concept des «droits humains» n'est pas abstrait, il contient des critères objectifs qui mettent les Etats dans l'obligation de donner aux individus les instruments de leur épanouissement personnel et les moyens indispensables pour leur participation à la construction du bonheur de leurs concitoyens. Des critères que le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) inclut dans sa définition du développement humain ; un autre concept qui se situe à proximité, voire à l'intérieur, de celui des droits humains ; il accorde une importance fondamentale à la qualité de l'environnement dans lequel vivent les gens ainsi qu'aux possibilités qui leur sont offertes pour être à la fois les artisans de leur bonheur personnel et les bâtisseurs de leur libre arbitre. Ce concept de développement humain, qui consacre l'individu comme «la vraie richesse de la nation», inscrit son objet dans la nécessité d'offrir aux personnes les conditions qui leur permettent de «développer pleinement leur potentiel et mener des vies productives et créatives en accord avec leurs besoins et leurs intérêts», (PNUD).
Libre choix, libre arbitre et conditions indispensables à l'épanouissement personnel, des idées, des vœux, un rêve ou encore un espoir, en tout cas un objectif fondamental qui n'est, pour le moment, ni la préoccupation des pouvoirs publics algériens ni celle de la CNCPPDH. Pour autant, les problèmes existentiels dans lesquels se débattent, depuis toujours, les jeunes Algériens entravent les possibilités de développement personnel et interdisent l'expression du libre arbitre. Emeutes, harraga, terrorisme ou encore toxicomanies, suicides et conduites délinquantes font quotidiennement les manchettes des journaux. Des réactions extrêmes et des comportements qui émaillent la vie sociale dans notre pays et qui sont assurément l'expression d'un malaise profond. Un constat unanimement partagé.
Par ces manifestations violentes, les jeunes Algériens expriment leur détresse et demandent des conditions de vie convenables, du travail, des logements, l'accès à la santé, la sécurité, un environnement salubre, etc. Ils demandent une vie décente et digne, en somme une existence normale. Une prétention de l'Etat algérien qui revendique une amélioration substantielle de l'IDH (indicateur du développement humain) de la population. Une revendication formulée par le Premier ministre à l'occasion de la présentation, devant les députés, de sa déclaration de politique générale et basée essentiellement sur l'accroissement, par la grâce de l'exportation des hydrocarbures, du PIB par habitant. Une augmentation qui ne profite pas, chacun s'en est rendu compte, au jeune citoyen qui patauge dans une difficile réalité quotidienne. Chômage endémique, emplois précaires, un salaire minimum qui ne veut rien dire, promiscuité dans les logements, absence de loisirs, etc.
Pour autant et selon Mahbub ul Haq, fondateur du rapport mondial sur le développement humain, «l'objectif du développement est de créer un environnement favorisant l'épanouissement pour que les gens puissent jouir d'une vie longue, saine et créative». Sommes-nous dans ce cas de figure en Algérie ? Sans doute non, quand bien même les pouvoirs publics continuent de dire que la durée de vie plus longue de l'Algérien est le résultat de l'amélioration de ses conditions de vie, le résultat d'une bonne gouvernance ( ?).
«Harraga, la nouvelle vague», a titré en première page El Watan dans sa livraison du 17 décembre. Des dizaines, voire des centaines de jeunes personnes risquent quotidiennement leur vie dans ce projet migratoire hasardeux à partir d'Oran, de Annaba ou d'ailleurs. Pendant ce temps, l'Etat répond par la répression et multiplie les procès. «…cinq embarcations contenant 109 harraga sont interceptées par la Marine nationale.
Cinq jours plus tard, s'ouvre à Aïn Turck, (daïra située à 20 km d'Oran) le plus grand procès de harraga jamais instruit en Algérie. La comparution s'étale sur deux jours», (El Watan du 17 décembre 2010). Un phénomène qui ne va pas s'arrêter même si les pouvoirs publics ont fait voter une loi (février 2009) qui réprime l'émigration clandestine ; des peines allant de deux à six mois d'emprisonnement et de 20 000 à 60 000 DA d'amende. 65 % des immigrants clandestins interceptés en 2009 en Espagne provenaient d'Algérie (source Frontex). La harga, un projet qui séduit un tiers des jeunes Algériens et que le président de la Commission nationale consultative pour la protection et la promotion des droits de l'homme veut réduire . «La question est de savoir comment lutter efficacement contre ce fléau, puisque même les mesures prises par la justice ne semblent pas les avoir découragés», a-t-il dit dans le propos qu'il a tenu à l'occasion de la célébration du 62e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme.
La question n'est pas de les empêcher de partir mais de savoir pourquoi ils partent et quelles solutions il faut mettre en place pour les retenir dans leur pays. «…Si autant de jeunes se jettent à la mer c'est que vivre dans la misère là-bas fait plus de bien que de vivre “par hasard” ici.», est la réponse d'un internaute qui rend bien compte de l'état d'esprit dans lequel se sont installés les jeunes Algériens. Tout espoir est interdit dans notre pays, mais le rêve prend corps et devient réalité quand celui-ci (le rêve) est partagé dans une démarche collective, la harga, l'émeute ou même la tentation terroriste. Comment réduire le nombre de jeunes Algériens qui sont tentés par l'aventure terroriste ? Un dossier que le président de la Commission nationale consultative pour la protection et la promotion des droits de l'homme connaît bien et que la réconciliation nationale, pour laquelle il milite avec ardeur, n'a pas tari. Une autre question qu'il faudra bien qu'il se pose un jour ou l'autre.
«D'autres recruteurs tapis dans l'ombre encourageaient le djihad. Exploitant la misère sociale, la corruption et le sentiment de frustration palpable chez les jeunes, ces recruteurs poussaient ces derniers à monter au maquis pour se venger de l'Etat qui les a marginalisés»… «Par ailleurs, la nouvelle génération – entre 18 et 22 ans – de terroristes est née dans la violence. Elle n'a reçu aucune formation, sauf celle que lui inculquent les ‘‘émirs''. Elle n'a pas de cause à défendre, mais une frustration à dégager par la violence.» Propos pertinents d'un responsable des services de sécurité (le Soir d'Algérie du 13 décembre 2010), une analyse perspicace qui met en lumière les motivations qui amènent les jeunes Algériens à perpétuer la haine et à répéter la violence. «Elle n'a pas de cause à défendre, mais une frustration à dégager par la violence»… Une phrase lourde de sens et un avenir sombre pour notre pays. Comment réduire les émeutes ? Comment empêcher des citoyens, excédés par l'indignité dans laquelle ils trempent, de ne pas manifester leur colère ? Surtout quand cette indignité est le résultat d'une injustice flagrante travestie dans les oripeaux d'un paternalisme d'Etat, étriqué et culpabilisant. Une iniquité infligée par un pouvoir complètement fermé qui n'a ni le souci du citoyen ni celui de la patrie.
Une incurie bien comprise par cet autre internaute dont je reprends l'écrit tel qu'il a été posté : « … le système algérien est un système qui a réussi à transformer un aussi beau pays en une vaste terre où il fait mal vivre, de désespoir, ce système a coupé le rêve au jeune, il l a empêché de se projeter dans l'avenir et de concevoir une vie meilleure par sa propre volonté et ses propres moyens, c'est un système de hogra caractérisé, despote.» Après le scandale des tailleurs de pierres de T'Kout, dans la région de Batna, voici celui des «négachas». «On les appelle les ''négachas'', les piocheurs»… «De nombreux jeunes, pour la plupart mineurs, adolescents des quartiers déshérités, tournent autour de la cimenterie de Chlef. Les revendeurs de ciment et les conducteurs de camions les utilisent pour descendre au fond des cocottes y gratter les fonds de ciment. Une activité illégale et surtout dangereuse pour leur santé»… «Des mineurs, choisis pour leur petite taille mais aussi parce qu'ils acceptent plus facilement que les adultes, sont envoyés au fond des camions cocottes pour extraire le ciment restant»… «Il est presque facile de les reconnaître. Tous sont pauvrement habillés et couverts de poussière», (El Watan du 10 décembre 2010).
Les tailleurs de pierres comme les piocheurs n'ont pas choisi de livrer leur santé aux poussières de la taille de la pierre ou de celles du ciment qu'ils vont chercher au fond des camions cocottes. Ils y sont forcés. Les conditions, dans lesquelles ils font ce travail, leur importent peu. La priorité pour ces jeunes gens est de trouver quelque argent, quel que soit le danger qu'ils encourent, pour pouvoir nourrir leurs familles qui vivent dans la pauvreté. Contraints par la nécessité, ceux-là n'ont pas choisi, du moins pour le moment, la harga, l'émeute ou le maquis. Pour survivre, ils se sont résignés à respirer des poussières qui engendrent, pour leur santé, des dommages graves et irréversibles. Une existence compromise et un destin qui fait de ces jeunes gens – en quelques mois, tout au plus en quelques années – des vieillards usés par la maladie.
Un travail au noir qui rapporte aux «employeurs», une exploitation, une forme d'esclavage, parfois de mineurs, qui se commet au vu et au su des autorités de ce pays ; une situation de violation des droits humains qui ne semble pas préoccuper. «Pour quelques dinars de plus. Il ne manque qu'Eastmancolor chez nous…Le décor est planté. Le scénario bouclé. Les acteurs à pied d'œuvre. Clip-clap. Même le désespoir est là. Je vous l'ai dit : je pense aimer mon pays. Je pense être un vrai watani. Même l'indépendance n'est pas un métier. La liberté non plus». Beaucoup de dérision dans ce commentaire, repris intégralement, d'un internaute qui a pris connaissance de l'article sur les «négachas».
De la dérision, sans doute, mais aussi de la douleur… Vivre digne de son travail. Une nécessité, un besoin élémentaire, un droit, une «denrée» qui n'est pourtant pas disponible dans notre pays. Qu'il soit diplômé, qualifié ou non, le jeune Algérien qui arrive sur le marché du travail veut un emploi définitif qui lui permette de se projeter dans l'avenir et d'être l'artisan de son autonomie et de sa liberté. Il ne veut dépendre ni de sa famille ni d'un Etat qui lui propose l'emploi temporaire et précaire. C'est pourquoi, comme le tailleur de pierres, le «négacha» ou même l'enfant des décharges, il accepte l'humiliation de l'exploitation. Chacun sait que l'accès au travail est, aujourd'hui, la principale revendication des émeutes qui éclatent ici ou là dans notre pays. C'est aussi pour cette raison que, de plus en plus nombreux, nos jeunes concitoyens prennent la mer, en dépit de tous les dangers, pour aller trouver ce travail dans les proches et même lointaines contrées occidentales. Ils ont conscience que dans ces pays, la profession a, au-delà de ses aspects économiques, une valeur émancipatrice et restauratrice de la dignité à laquelle ils n'ont pas accès dans leur pays.
Harga, émeute, terrorisme mais également suicide, toxicomanie et passages à l'acte violent expriment le désespoir qui habite les cœurs et les esprits des jeunes Algériens. Le sens de la responsabilité doit faire prendre conscience aux pouvoirs publics mais aussi aux personnalités politiques et de la société civile du danger que représente pour le pays une telle situation. Toutes les conditions sont réunies pour conduire le citoyen à des comportements dangereux pour lui même ou pour la paix sociale. Une vie pénible et humiliante peut amener l'individu à se laisser tenter par l'idée de suicide, la consommation de drogue ou par une aventure collective comme l'émeute ou le terrorisme ; en particulier quand ce dernier, prisonnier de la malvie, subit une existence marquée par un état de pauvreté difficilement compatible avec un minimum de dignité.
Parce que les dysfonctionnements de la société et les flagrantes inégalités sociales en font des victimes – et parce que les pouvoirs publics sont hermétiques à leur désespoir –, les jeunes Algériens n'aiment pas ou plus leur pays. Ils expriment ce ressentiment chacun à sa façon, en tout cas de plus en plus de manière violente. Une violence tournée vers soi mais qui est aujourd'hui plus fréquemment tournée vers la société. Le pouvoir minimise la signification de la harga qui prend de l'ampleur, il ne veut pas voir l'importance grandissante de l'impact des émeutes qui se généralisent dangereusement dans le pays, comme il néglige les raisons qui amènent nos jeunes concitoyens à devoir s'engouffrer dans l'aventure terroriste. Il s'obstine à se détourner de la détresse exprimée par ces comportements et est incapable d'envisager les issues de sortie appropriées. Il a choisi la répression et les solutions qui maintiennent dans la dépendance les individus et les empêchent de vivre pleinement leur citoyenneté. Une grave erreur et, sans doute, un risque potentiel pour la stabilité et la sécurité de la nation.
«Le développement humain est un paradigme du développement qui valorise beaucoup plus que la simple hausse ou la baisse des revenus nationaux. Il repose sur la création d'un environnement au sein duquel les gens peuvent développer pleinement leur potentiel et mener des vies productives et créatives en accord avec leurs besoins et leurs intérêts. Les gens sont la vraie richesse des nations. Le développement vise donc à élargir les choix qui s'offrent aux personnes pour leur permettre de mener des vies qui leur sont précieuses. Il s'agit donc de bien plus qu'une croissance économique, qui n'est qu'un moyen – certes très important – d'élargir les choix qui s'offrent aux populations» (Programme des Nations unies pour le développement, PNUD). Une «philosophie» qui devrait inspirer le pouvoir, sans doute aussi le président de la Commission nationale consultative pour la protection et la promotion des droits de l'homme.


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