A l'évidence déterminé à se bâtir l'image d'un monarque moderne, le roi Mohammed VI a accepté, près de six ans après son accession au trône, de lever une partie du couvercle qui a caché une facette horrible de l'histoire récente du royaume chérifien : les exactions commises durant le règne de son père, le monarque Hassen II. Pour ce faire, le souverain tente, tant bien que mal, d'effacer ce passé peu glorieux - fait de liquidation physique, de torture et d'autres flagrantes violations des droits de l'homme - et de se débarrasser de quelques « cadavres encombrants ». Pour concrétiser cette démarche, Mohammed VI a institué, en janvier 2004, par un décret royal, une commission dénommée Instance équité et réconciliation (IER). On peut dire qu'un tel organisme est la copie conforme de la commission ad hoc créée, en Algérie, par le président Abdelaziz Bouteflika pour enquêter sur le sort des personnes disparues durant la décennie du terrorisme. La mission principale assignée à l'Instance marocaine équité et réconciliation est de « rétablir la vérité et de réhabiliter les victimes » et de constituer, par là même, « une base de données pour assister les chercheurs et les académiciens versés dans l'histoire des violations des droits de l'homme ». Comment le Palais royal compte-t-il agir et par quel moyen ? Présidée par Driss Benzekri, l'opposant qui a purgé une peine de 18 ans de prison, l'Instance est composée de 16 commissaires (15 hommes et une femme). Ils sont, pour la plupart, des militants des droits de l'homme et des anciens prisonniers politiques. Cette commission s'est attelée, depuis un moment, à auditionner publiquement les victimes de la torture, des incarcérations arbitraires et de la répression brutale qui s'était abattue sur les Marocains depuis le soulèvement du Rif en 1958 jusqu'aux révoltes des années 1980 en passant par les événements de 1963 et ceux de 1973. En d'autres termes, les témoignages portent sur les violations des droits de l'homme commises au Maroc entre 1956 et 1999. Il s'agit donc, selon les initiateurs de la démarche, de dépasser un passif douloureux et de restituer aux victimes leur citoyenneté et surtout leur dignité. Demi-courage, demi-vérité L'IER a d'ores et déjà recensé des milliers de personnes, victimes de l'injustice. Ces dernières doivent témoigner des sévices qu'elles ont vécus dans des séances publiques et retransmises par la radio et la télévision nationales. Les auditions ont commencé officiellement à la fin de décembre 2004. Les Marocains, les yeux rivés sur la télévision, ont dû trembler à l'écoute des « victimes des années de plomb ». Les témoignages des anciens prisonniers du central de Kénitra et des bagnards de Tazmamart ont été particulièrement émouvants. « Nos cellules étaient de véritables tombes », a témoigné Abdellah Agaou, un ancien officier de l'armée de l'air condamné en 1972 pour son implication dans la tentative du coup d'Etat du mois d'août de la même année contre le roi Hassen II. « Chaque audition publique verra la participation de 4 à 6 détenus d'opinion qui raconteront chacun son histoire avec le pouvoir, la manière dont il a été incarcéré et torturé et le pourquoi de son arrestation », a écrit le journal marocain Maroc Hebdo dans un article publié dans l'édition du 17 au 23 décembre 2004. Les témoignages se font, par ailleurs, dans les limites fixées par le décret royal. « Les victimes seront interdites de prononcer les noms des tortionnaires. Aucune question ne leur sera posée ni par les journalistes présents ni par les membres de l'Instance. Chaque victime aura un temps précis, presque un quart d'heure, pour raconter son histoire et la faire partager à l'audience », a noté également le rédacteur de l'article. Il faut dire que les limites assignées à cette démarche, notamment, la protection des bourreaux, ont été à l'origine des commentaires et des critiques acerbes suscités par l'initiative royale. Blessures et avanies Outre les séances d'audition des victimes, l'Instance se propose de casser un autre tabou : la localisation et l'inspection « des centres de détention non réglementaires ou utilisés pour la détention secrète ». Interrogé récemment par le journal français L'Express, Mustapha Iznasi, l'un des membres de l'IER, dira : « Notre tâche consiste à analyser en profondeur les raisons qui ont conduit à cette violations, afin de nous prémunir contre leur répétition. Nous travaillons sur le passé avec un regard sur l'avenir ». Driss El Yazami, un autre membre de l'Instance, a estimé, à travers les colonnes du même journal : qu'« il y a un faisceau de raisons, politiques, juridiques, historiques que nous devons essayer de diagnostiquer et d'analyser pour déboucher sur des propositions ». Quel crédit accordent les Marocains au geste de sa majesté Mohammed VI ? « Ces auditions ne résument nullement, à elles seules, toutes les blessures et avanies qu'ont dû affronter et endurer d'autres démocrates pour diverses raisons ou allégations, car tant de brimades et de souffrances quotidiennes ne sont pas classables crimes flagrants dans notre contexte mais peuvent bien l'être, selon une autre axiologie », a écrit le journal marocain Libération dans son édition du 29 décembre 2004. Pour le rédacteur de l'article : « Un lourd passé de quarante années, parsemé d'atteintes et de violations non seulement aux droits de personnes mais à quelque chose de bien plus cher, à la dignité humaine, n'est en réalité susceptible d'être pleinement assumé que lorsque les victimes puissent obtenir entièrement, à savoir moralement et matériellement, satisfaction et la démocratie authentique et palpable s'incarne dans les mentalités et les comportements ».