Au lendemain de la mort de Hassan II en juillet 1999, on a parlé du « printemps marocain ». Un printemps qui commence en plein été, avec l'accession au trône de Mohammed VI, à l'âge de 35 ans. Mais voilà que l'espoir suscité par le jeune roi s'effiloche rapidement sous les giboulées de la censure et d'interdiction de toute forme d'expression libre. Ali Amar, cofondateur du Journal hebdomadaire, qui a subi plusieurs tentatives d'étouffement, dissèque le « corps » du makhzen, révèle ses pratiques les plus saugrenues et dresse un portrait carabiné du jeune roi qui dément, à bien des égards, l'image d'un « monarque ouvert et progressiste » que son entourage et ses amis s'efforcent de véhiculer en Europe. Cet écrivain journaliste à la langue acérée met à nu le régime autoritaire marocain en établissant un bilan sans complaisance d'une décennie passée sous le règne du jeune monarque dans un livre publié en avril 2009 chez les éditions Calmann-Lévy en France. Interdit au Maroc, ce livre de 330 pages, intitulé Mohammed VI, le grand malentendu, lève le voile sur la politique générale du royaume marocain et met en avant quelques oppressions et une multitude de frasques du souverain borderline que les jeunes Marocains préfèrent appeler simplement M6, renvoyant son image à celle d'une chaîne de télé connue pour ses émissions de divertissement. Dans son effort intellectuel, Ali Amar, fort de sa longue expérience journalistique et de ses relations qui l'ont mené jusqu'aux arcanes du palais royal, tente de rétablir la vérité sur un monarque qui se fait passer pour un chantre de libertés et un « roi des démunis », plus proche des aspirations de son peuple. L'image truquée « Sous le vernis d'un Maroc si proche de l'Europe et de la France en particulier, paradis pour les expatriés et vacanciers en mal d'exotisme à moins de trois heures de vol de Paris, se cache en fait un régime archaïque, engoncé dans les pesanteurs de son apparat et de son faste. Un régime qui, depuis l'intronisation de Mohammed VI, a peaufiné sa devanture, mais préservé sa nature profonde avec cette capacité extraordinaire de s'assurer l'indulgence du monde », lit-on en page 10. La transition attendue n'a jamais eu lieu, affirme l'auteur en relatant des faits. De « La génération M6 » à « Très riche roi des pauvres », Ali Amar explique comment l'héritier de Hassan II a réussi, tout en bradant les richesses de son pays, à en acheter une bonne partie. Il parle de son train de vie qui grève le budget de l'Etat. Chaque année, le budget de l'Etat alloué à la monarchie s'élève à près de 300 millions d'euros. On y décompte les « listes civiles » qui comprennent notamment le salaire du chef de l'Etat (environ 36 000 euros par mois) ainsi que les indemnités que perçoit sa famille proche, dont le détail reste confidentiel, atteignant 2,5 millions d'euros par an. Cependant, l'essentiel des dépenses du monarque, comme l'explique l'auteur avec beaucoup de minutie, provient d'à-côtés budgétaires pharaoniques destinés à entretenir sa cour et ses proches collaborateurs (un millier de salariés qui n'engloutissent pas moins de 160 millions d'euros chaque année). « Des rallonges qui sont prestement votées par consentement tacite des élus de la nation au pouvoir bien limité. Le budget de fonctionnement de la maison royale – réparti en frais de personnel, frais de bouche, frais de déplacement, de téléphone, d'entretien des palais et de subventions diverses – représente plus de 2% des dépenses totales de l'Etat. Il a augmenté de plus de 40% depuis 2000. Il dépasse l'enveloppe allouée à la Justice, par exemple, et représente plus de vingt-cinq fois celle du Premier ministre et de son cabinet, réduit à la portion congrue et de facto à la figuration. Les dépenses somptuaires du Palais, décuplées par le grand apparat de son protocole, atteignent des sommets pour chacune des coquetteries voulues par le roi », lit-on en pages 50 et 51. Ali Amar affirme que Mohammed VI dilapide, par exemple, 40 millions d'euros par an en frais de voyages, un million pour la nourriture des animaux du palais, six millions pour le renouvellement de son parc automobile, près de deux millions en dépenses vestimentaires chez les grands couturiers comme Gianfranco Ferre ou des stylistes en vogue comme Holland and Sherry, qui a annoncé, en 2008, sur le site stv.tv que le roi faisait partie des 18 personnalités à lui avoir commandé l'habit le plus cher au monde : un costume en laine de lama des Andes pour la coquette somme de 35 000 livres sterling. Musellement de la presse Des détails ahurissants qui ne pouvaient être connus sans l'aide, comme le souligne à la fin de son livre, du prince Moulay Hicham et de son épouse Malika. L'auteur développe dans son livre une vision et une lecture journalistique de quelques côtés invisibles de la politique d'oppression. Il parle du musellement de la presse, de la mise au pas de la classe politique, de la torture au nom de la lutte contre les fondamentalistes et du bâillonnement d'une opposition progressiste. Il revient sur la suspension du journal, dont il est membre fondateur avec Aboubakr Jamaï, pour avoir eu à exprimer des positions qui ne concordent pas à la politique générale du royaume, notamment après avoir interviewé le président sahraoui et affiché sa solidarité avec les objectifs du Front du Polisario pour libérer le Sahara occidental. Cela avant qu'il ne réapparaisse sous un autre nom (Le Journal hebdomadaire) suite aux pressions de la communauté internationale. Mohammed VI a toujours été méfiant vis-à-vis de la presse marocaine, à laquelle il n'avait jamais accordé d'interview durant ses dix ans de règne. « J'ai de la sympathie pour cette profession (journalisme) à laquelle je ne suis pas indifférent, loin de là, et dont je me sens plutôt proche et ami », avait pourtant dit le jeune monarque dans un entretien accordé au quotidien panarabe Asharq Al Awsat le 23 juillet 2001. Pourtant, le bilan de cette dernière décennie, souligne l'auteur, dément entièrement ces propos. Le nouveau code de la presse, adopté en 2002, a été, selon lui, une « déception » pour les défenseurs des libertés. Les peines de prison sont maintenues pour les délits de presse. Le journaliste risque par exemple cinq ans de prison pour atteinte à la dignité du roi. Et la notion de diffamation a été élargie à la religion musulmane et à l'intégrité du territoire. Condamnations, saisies, interdictions et amendes se sont multipliées au cours de ces dernières années. L'auteur cite, entre autres, le cas de Ali Lmrabet qui a été frappé en mai 2005 d'une interdiction d'exercice de dix ans pour avoir mis en doute, dans un reportage pour El Mundo, que les réfugiés sahraouis dans les camps de Tindouf sont séquestrés par le Front Polisario, comme l'affirment à chaque occasion les autorités marocaines. Le Sahara et le lobbying marocain Ali Amar raconte aussi comment les services de sécurité marocains torturent, notamment, pour le compte de la CIA. Il reprend, entre autres, des témoignages recueillis par l'ONG Reprieve. La question du Sahara occidental et le lobbying marocain auprès de hautes personnalités américaines afin d'infléchir leur position ont été mis en exerce. Avec d'étonnants détails, Ali Amar souligne l'échec de cette politique et explique comment le Maroc a perdu de son influence auprès des Américains en dépit d'avoir payé les services, notamment, de Cassidy and Associates, l'une des plus grosses firmes de lobbying de K Street, l'avenue de Washington où ces officines de choc ont pignon sur rue. Concernant le dossier du Sahara occidental, l'auteur précise que le Maroc s'est, avec le temps, spécialisé dans le recrutement d'anciens diplomates américains, comme les anciens ambassadeurs Marc Ginsberg et Edward Gabriel. Le premier s'est consacré à la promotion du royaume auprès des multinationales américaines, tandis que le second s'est recyclé dans le lobbying politique dans le but, notamment, de faire passer le projet marocain pour l'autonomie du Sahara occidental. Mais, relève l'auteur, les lobbyistes américains, aussi influents soient-ils, n'arrivent pas à convaincre l'opinion internationale. Cependant le palais royal continue à user de tous les moyens possibles pour gagner davantage de soutien de Washington pour son initiative d'autonomie du Sahara occidental. Le Maroc est allé encore plus loin, jusqu'à ouvrir son sol à des campements militaires américains et aux baraquements d'Africom. « En réalité, rien n'est trop beau aux yeux de Washington contre son soutien face à l'Algérie et au Front Polisario sur la question du Sahara occidental », écrit encore Ali Amar, qui révèle dans le même chapitre les différentes opérations de charme menées par le palais royal pour « acheter le soutien américain et même français ». L'auteur a longuement parlé des privilèges que donne le royaume aux politiciens français en contrepartie d'un soutien inconditionnel à son « plan » pour le Sahara occidental. Ali Amar parle notamment des relations « intimes » entre la famille royale et la famille de Bill Clinton, dont son épouse Hillary mène désormais la politique étrangère américaine. Il précise que la Fondation Clinton compte parmi ses plus importants donateurs le roi Mohammed VI. Fruit de dix années d'enquêtes sur le terrain, le livre de Ali Amar au ton critique a suscité de vives réactions du côté du palais royal, notamment du prince Moulay Hicham, qui a nié connaître l'auteur. Il faut dire que Ali Amar est le premier « sujet de Sa Majesté » à aborder sans gants une décennie de règne de Mohammed VI. D'ailleurs, les livres faisant état de la monarchie ont été écrits plutôt par des étrangers, comme Le dernier roi. Crépuscule d'une dynastie, du journaliste français Jean-Pierre Tuquoi. Il a bien osé !