C'est en 1991 que je le rencontrais avec sa seconde femme, Christine. Il travaillait alors à la rédaction d'un court essai qu'il publia en 1993 sous le titre L'Algérie de retour en retour. J'étais alors directeur de colletion à l'ENAG que dirigeait le défunt Mohamed Benmansour et nous devions rééditer son livre inaugural, l'Algérie hors la loi publié avec sa première épouse, Colette, en 1995.Avec cette publication en effet, la guerre de libération n'était plus reléguée dans la rubrique des événements, elle était devenue l'événement de la France de cette période. « Le présent existe » est la préface de cette réédition qui sera publiée en 1993.Par un curieux et sinistre hasard, cette réédition inaugurait une nouvelle période de l'histoire de l'Algérie, de nouveaux drames. Quelques années plus tard, en 1996, je me trouvais à Nantes avec ma famille, pas loin de la région de Bordeaux où il résidait. Sa maison de campagne était devenue un asile pour les réfugiés bosniaques fuyant la guerre. L'ami Jeanson déjà malade, était toujours sur le frond des luttes que son premier ouvrage avait inauguré en 1955 ; la liberté reste une abstraction si elle ne s'inscrit pas dans le droit à la citoyenneté. Préface Jeanson, l'Algérie, la rencontre n'est pas fortuite. En 1954, l' homme, encore jeune - il est né en 1922 - a déjà un passé « d' intellectuel engagé ». Aujourd' hui, c'est vrai, ce mot peut paraître désuet, mais que peuvent signifier aujourd' hui les mots ? En 1943, il s'évade de la France occupée et rejoint les forces françaises libres en Afrique du Nord. Dix ans après, il gère la revue Les Temps Modernes que dirige Sartre et côtoie à ce titre le meilleur de l'intelligentsia française de l'époque, celle qui a fait de la liberté, une valeur centrale. Il est alors « un citoyen du monde » et pour l' heure, le monde s'appelle socialisme, libération des peuples, décolonisation. Et dans ce monde précisément, le mouvement algérien de libération occupera une place de choix. Mais pas tout de suite. Le 1er Novembre 1954 prend en effet la société française à froid. Les grands débats tournent autour du marxisme, de l' humanisme, de la liberté, mais « les colonies », à l'exception de l'Indochine, sont encore trop silencieuses pour se faire entendre à Paris. Certes, quelques maisons d'édition comme le Seuil — dont une collection Ecrivains de toujours est précisément dirigée par Jeanson — Les éditions de Minuit, quelques revues dont Esprit sont déjà à l'écoute, mais « la question algérienne » n'occupe pas encore assez les consciences au point de faire bouger les hommes. C'est tout le mérite du mouvement algérien de libération que de forcer la conscience collective et d'orienter les regards des plus avisés vers « le colonial » mais aperçu cette fois-ci comme tragédie, comme pure oppression, comme atteinte aux libertés fondamentales de l' homme. Il le fera rapidement en imprimant à la revendication d'indépendance des formes révolutionnaires : elle sera armée et populaire à la fois, se déploiera dans la colonie mais aussi dans la métropole et les grandes capitales européennes, utilisera le fusil mais aussi la parole. Bien sûr, le passage à cette forme de lutte ne se fit pas aussi facilement qu'on le croit aujourd'hui et tous les partis politiques algériens, y compris le plus prestigieux d'entre eux, le ppa-mtld, périrent dans l'affaire. mais l'acte de guerre pour la libération du pays avait inauguré une nouvelle période historique pour l'Algérie, mais aussi pour toute l'Afrique colonisée et encore pour la France coloniale elle-même. Peu d' hommes comprirent alors les enjeux énormes qui étaient en œuvre et rares seront parmi eux, ceux qui assumeront dans les faits, les responsabilités éthiques et politiques qui découlaient de cette compréhension. Jeanson, le fera, rapidement, complètement. En 1955, déjà, il écrit avec sa femme Colette l'Algérie hors la loi qui fit l'effet d'une bombe dans les milieux français et sera interdit de diffusion en Algérie. Mais nous avions dit qu'il était un intellectuel engagé : quand la parole, toujours nécessaire, reste impuissante à arrêter la mort de masse qui se préparait, le mur de haine et de feu qui allait séparer les hommes, alors, il faut agir. Mais qu'on ne s'y trompe pas : la décision d'agir n'a rien à voir avec ce que nous comprenons habituellement par ce terme. Il ne s'agit pas ici de l'intellectuel qui signe une pétition ou manifeste dans la rue pour protester contre ce qui lui apparaît sur le moment comme intolérable ou répréhensible. Il ne s'agit pas non plus de « l'objecteur de conscience » qui refuse de prendre les armes pour faire une guerre, ou toute guerre qu'il considère comme injuste. Ni même du citoyen patriote qui décide « librement » de s'engager, au péril de sa vie, et aider à la libération de son pays, ou même d'un autre pays. Cela, Jeanson l'a déjà fait, en 1943, comme d'autres l'avaient fait pour libérer l'Espagne ou comme ces milliers d'Algériens qui rejoindront le mouvement armée pour libérer l'Algérie, leur pays, de la colonisation. La décision d'agir de Jeanson est bien au-delà des exemples que nous venons de citer. Elle ne relève pas de « la sociologie de l'action » ou d'autres théories de ce genre que des professeurs inactifs ont élaborées pour masquer leur facticité mais d'une philosophie du sens et des valeurs qui placent l' homme seul,face à la décision qui fera de son action son destin. C'est dans la culture de la Grèce antique qu'il faudra puiser pour trouver des exemples analogues car, en choisissant en cette année 56 de rejoindre les rangs des militants algériens qui feront la future « Fédération de France ». Jeanson venait de basculer dans la liberté « absolue ». Il avait déjà combattu pour la libération, mais c'était celle de son pays et il l'avait fait avec ses compatriotes et pour eux, à leurs yeux il était un libérateur, et même s'il avait pris sa décision en tant qu'individu autonome, il se fondait dans cet homme collectif qui s'appelait « la Résistance ». En décidant de combattre pour la libération de l' Algérie, Jeanson renversait toute la perspective de la liberté et lui donnait un sens beaucoup plus profond et dramatique car, maintenant, il combattait contre ses compatriotes, son pays, son Etat maintenant, il était à leurs yeux, « un traître » maintenant, il était seul, certes, quand il mit en place le réseau de soutien au FLN qui portera son nom. Jeanson n'était pas seul au sens sociologique du terme « mais tous ceux et toutes celles parmi les français et françaises qui prirent la même décision que lui, le firent dans les mêmes conditions humaines que lui : dans la solitude absolue de leur conscience, ils décidèrent d'affronter la conscience collective de leur société et ses valeurs. C'est celà la liberté absolue qui avait amené les grecs de l'antiquité à appeler ce genre d'êtres humains, des « héros ». En France on les a appelés « les porteurs de valise » par mesquinerie et envie, nous en sommes surs, l'envie étant la forme inversée de l'admiration. Mais les services qu'ils rendirent à leur pays, furent autant sinon plus importants que l'aide et le soutien qu'ils accordèrent à l'Algérie. Pour leur pays, en effet, ils contribuèrent a sauver du naufrage éthique les quelques valeurs humanistes que l'infamie coloniale n'avait pas encore corrompues et la société française leur doit aujourd' hui d'avoir amplement aidé à une relative décolonisation des mentalités sans laquelle elle serail maintenant, au mieux, une société raciale, une grosse république « des Boers » enferrée dans les guerres ethniques. Cela, Jeanson l'avait compris trés tôt quand il écrira en 1960 son deuxième livre sur cette guerre qu'il titrera : Notre guerre.