C'était au mois d'avril, dans les ruines du Forum de Rome. Au début, j'avais cru qu'elle était seule, mais il y avait son jules, qui la rejoindra plus tard. Elle était juchée sur un morceau de fût, qui menaçait de s'écrouler. Effectivement, je la recueillis à temps, sinon elle serait tombée et inévitablement se serait fait mal. Dans mes bras, une jeune fille blonde aux formes assez pleines, qui souriait ; qu'en ferais-je ? Je n'en avais jamais demandé tant ! En venant à Rome, je n'avais jamais imaginé un instant une chose pareille : étreindre une blonde parmi les vestiges de l'empire romain. Mon voyage était purement culturel, motivé par la curiosité de la découverte et surtout l'archéologie. En entamant le troisième âge, l'on voit généralement que la vie, belle ou moins belle, est en principe derrière soi, même si apparemment l'on fait encore jeune, n'est-ce pas ? Quand, me ressaisissant, j'eus desserré l'étau de mes bras, elle se tint debout, la tête penchée de côté, puis débita un flot de mots italiens, dont je n'avais saisi qu'un seul : grazie. « You speak english ?, lui demandai-je du ton de quelqu'un qui maîtrise cette langue à la perfection, alors qu'il n'en était pas le cas. No. French ? No. » A ce moment arriva un jeune homme en bermuda. Elle l'assaillit de paroles, tout en montrant le fût et en me regardant de temps en temps. « Merci, monsieur, pour ce que vous avez fait, me dit-il. Vous êtes français ? Non. On me le demande souvent. Vous parlez le français sans accent… Et vous ? Algérien. Elle vous a nommé l'homme bleu. Ah, bon… » Elle me sourit. Le jeune homme dit : « Vous êtes ici pour affaire. Non, je suis venu me promener, connaître Rome. Vous savez que l'Afrique du Nord a une part assez importante dans l'empire romain… Oui, c'est vrai, des alliances, des guerres… Il y a eu même des empereurs d'origine africaine, comme les Sévère… Oui, je ne le sais que trop bien… Je m'appelle Simon, et elle Katherina. Moi, Salim. » Katherina dit quelques mots, que Simon s'empressa de traduire : « Elle vous invite à prendre quelque chose… » Nous sortîmes du Forum et nous nous engouffrâmes dans une Punto qui était garée à la sortie des ruines, Simon conduisait, comme la plupart des Italiens, à tombeau ouvert. Il se gara Place de la République. Dans un coin, des stands pleins de bouquins, de vieux livres, des livres en toutes langues. Nous nous attablâmes sur une terrasse de McDonald. « Un McFish pour moi », dis-je à Simon, qui m'avait demandé ce que je prendrais. En mangeant, on était bousculés par des pigeons voraces. Il s'en fallait de peu pour qu'ils vous volent les frites du plat. Simon était historien, spécialiste de l'antiquité. Il doit connaître cette vaste période sur le bout des doigts. « C'est ce qui a causé sa dégradation et sa chute. Quoi ?... La barbarisation. Qu'entendez-vous par barbarisation ? Les étrangers ? Oui. Au contraire, les étrangers ont apporté plus de force, ont pour ainsi dire allongé sa vie. Massinissa et la destruction de Carthage… La bataille de Numance où Jugurtha s'était distingué… Si vous parlez du dernier empereur d'origine germaine… De Romulus Augustule ou de son père Oreste ? Par exemple… Je suis adepte de cette thèse. Vrai, beaucoup d'historiens se sont penchés sur le déclin de Rome et ont présenté diverses causes… Vous n'avez pas lu Ibn Khaldoun ? Non. Il est le fondateur de la sociologie politique et de l'histoire des civilisations. Il dit que les civilisations vivent exactement comme les hommes. Un temps, puis passe à l'autre. Selon lui, la durée de vie des empires ne dépasse pas trois générations, soit 120 ans. N'étaient les Barbares, l'empire romain n'aurait pas vécu 5 siècles. Celui d'Orient presque 10 siècles ! Moi, j'adhère totalement au fait relevé par beaucoup d'historiens que l'empire romain, celui d'Occident ou celui d'Orient, n'a jamais chuté ; il a changé de place, il est itinérant, et c'est tout. Comment ça ?…Oui, certains historiens l'ont effectivement relevé. Oui, pour nous, gens du sud de la Méditerranée, l'empire romain, celui byzantin, l'esclavagisme, le colonialisme, le nazisme, l'impérialisme, tout cela c'est pareil, c'est le vandalisme, dans le même sillage, le même giron de l'empire romain. Vous voyez la chose comme cela… Tenez, par exemple, l'empire français ou britannique, surtout le premier, du sang jusqu'aux genoux et du pillage, et on appelle ça civilisation ! Durant l'antiquité, avec l'autocratie, passe encore, mais après, avec la démocratie et la déclaration des droits de l'homme, c'est impardonnable ! Pour nous, le sifr ou le chiffre ou le zéro pris aux Arabes par les Vénitiens en Algérie, ça, c'est la civilisation… Aujourd'hui, si les grandes puissances, qu'on peut assimiler aux empires d'antan, avec en prime la démocratie, ne déclinent pas, traumatisées ou averties par la chute de l'empire romain, en voulant durer coûte que coûte, elles érigent la violence en une forme suprême de gouvernance et elles vivent des situations dramatiques, causant beaucoup de malheurs aussi bien à leurs peuples qu'à l'humanité entière. Y a qu'à voir les Etats-Unis et le gros mensonge de l'arme de destruction massive en Irak… » Simon s'adressa à sa compagne, lui traduisant ce que nous venions de dire. Elle me fixait de ses immenses yeux bleus, elle était tout sourire. Nous nous rendîmes à l'île de Tibre. Curieux sont les deux ponts antiques rattachant ce bout de terre aux rives. Des choucas voletaient d'un arbre à un autre, des canards sauvages se laissaient entraîner par le courant du fleuve. L'île est ornementée tout autour de figuiers en fruits, arbres prenant racine parmi de grosses pierres. Même les fruits de l'année écoulée y sont encore. Le Tibre est poissonneux, il y a des pêcheurs à la ligne. Nous fîmes le tour de l'île, arpentant une esplanade aménagée à cet effet. Un moment, une inscription en gros caractères majuscules courant sur plusieurs mètres à même le mur de la berge, attira mon attention : Ti amo da qui... Allafine del mondo... Di nuovo qui... All'infinito. Je sollicitai Simon de la traduire, bien qu'on en devine aisément le sens. A ce moment, l'air mi-enjoué mi-provocateur, Katherina me demanda par le biais de Simon, si j'étais capable d'en faire autant pour celle que j'aimais. Je répondis que cela constituait peu de chose, que, chez nous, certains la gravent, indélébile, à même la chair, que j'étais capable du pire et que je pouvais être, comme Massinissa de Sophonisbe ou Kaïs de Leïla — guerre et mystique —, le fou de Katherina ! Ce à quoi, après la traduction de Simon, elle répondit par un éclat de rire… Tout autour de l'île, les platanes bourgeonnaient. Leurs bourres envahissaient l'espace. On me montra l'église St-Barthélemy. Sur l'autre rive, face au pont Garibaldi, trône la statue du poète GG Belli, avec son chapeau et sa canne, entourée de pins gigantesques. Assise sur un banc, une belle jeune fille bouquinait, absorbée par sa lecture, donnant à voir, à faire admirer au poète (à la statue) un bout de son anatomie généreuse. Le long de l'autre rive du Tibre, celle côté Vatican, Lungotevere der Tebaldi, que des platanes ! D'ailleurs, à ce niveau-là, les deux rives sont agrémentées de platanes centenaires. Puis nous visitâmes la fontaine de Trévis. Le dîner se résumera sur une terrasse de la via San Giovanni, non loin du Colisée, en plats de spaghettis avec sauce tomate et basilic. Quelle était la recette de cette bonne sauce tomate ? Simon aussi, comme moi, ne la réussissait pas. Ensuite, nous prîmes des glaces chez G. Fassi, « the oldest italien ice cream factory » à la via Principe Euginio. Vers 19 h, ils me déposèrent près de l'hôtel d'Este, me fixant un rendez-vous pour le lendemain, avec comme programme la visite de l'église St Pierre au Vatican, le Colisée, le Panthéon, les Thermes de Caracalla... Je pris une douche, et je m'allongeais sur le lit quand le réceptionniste chinois m'appela, me disant qu'il y avait quelqu'un qui désirait me voir, et voulant savoir s'il pouvait monter. Je vis sur mon portable qu'il était 20h17mn. Je lui demandai qui c'était, « Katherina », répondit-il. « Pourquoi reviennent-ils tout de suite ? Je suis fatigué. » A peine avais-je ruminé cela, qu'on frappa à la porte. C'était Katherina, et elle était seule. Comment allais-je lui parler ? Mais avec les gestes, pardi !...