Or lui, le grand médecin, doublé d'un philosophe et d'un homme de lettres, préférait vaquer à ses recherches scientifiques plutôt que de céder à quelque basse tentation. En effet, Ali Ibn Sina (970-1037) était surtout croyant, et quel croyant ! Connaissant parfaitement le message coranique, il savait donc la grande importance du savoir pour l'individu comme pour la société. Certes, on ne peut pas être, à titre d'exemple, astrologue et médecin. En revanche, on peut être astronome et médecin, c'est-à-dire, croyant et homme de science conformément au message révélé. Abou Obeïd el-Jozjani est ce disciple fidèle qui a suivi son maître, Ibn Sina, pas à pas, durant 25 ans, dans toute l'Asie centrale du XIe siècle. Sa proximité avec le maître lui permit d'écrire une notice biographique sur Ibn Sina qui ne dépassait pas les vingt pages. Un record de concision et de brièveté à la fois, sommes-nous tentés de dire ! Eh bien, ces vingt feuillets sont devenus, depuis, une référence pour tous les biographes d'Ibn Sina à travers les siècles. Le romancier français, Gilbert Sinoué, s'en est emparé pour nous donner justement une biographie romancée de cet homme de grande pointure. Il le fit à l'image de l'américain William Styron (1925-2008), qui s'était saisi, lui aussi, de quelques feuillets d'une déclaration faite par un révolté de couleur, peu avant son exécution en 1831, pour écrire un roman superbe intitulé Les Confessions de Nat Turner. L'écrivain tunisien, Adam Fethi, qui a donné, quant à lui, une très belle traduction en arabe du roman de Gilbert Sinoué, La Route d'Ispahan, déclare dans sa préface que cette œuvre ne fait, en vérité, que «retourner» à ses origines, donnant ainsi à entendre, poliment bien sûr, que ce roman aurait dû être écrit initialement en arabe. En fait, Ibn Sina avait appartenu à toutes les langues véhiculaires de la civilisation islamique, tout particulièrement l'arabe, le persan, l'ourdou et autres langues d'Asie centrale. Esprit boulimique, pour ainsi dire, ne reculant devant aucune interrogation supposée logique, Ibn Sina, selon ses différents biographes, a écrit plus de 200 traités allant de la médecine à la philosophie, de la politique à la psychologie et à la littérature. C'était l'époque de l'encyclopédisme dans tout le monde musulman. On ne pouvait pas être médecin sans être poète, par exemple, ou géographe sans connaître l'histoire des hommes depuis les temps les plus reculés. Toutefois, ce que ces mêmes biographes de Ibn Sina, ou ceux qui ont romancé sa vie, comme Gilbert Sinoué, ne disent pas clairement, c'est comment cet homme, qui n'a pas vécu plus de cinquante sept ans, avait pu changer à ce point tout le paysage épistémologique pour des siècles peut-être et sans doute pour l'éternité. Quelle a bien pu être sa méthodologie ? A quel moment travaillait-il, lui, qui consentait encore à donner des conseils d'ordre politique aux souverains qu'il côtoyait, qui soignait ses nombreux malades et qui se penchait sur son pupitre pour rédiger des textes d'une aussi grande précision scientifique ? En bref, il y a bien des hommes de savoir, tels qu'Ibn Sina, qui risquent de tourmenter nos esprits pour toujours. Faudrait-il pour autant en conclure que le savoir est amer ? [email protected]