«Si dans certaines cultures, la honte et la culpabilité sont ressenties après un échec, dans le modèle chinois, seul le manque d'envie d'apprendre est honteux et culpabilisant.» Jin li. L'être humain vient au monde équipé d'un puissant arsenal de prospection et d'une vaste et fougueuse réserve de curiosité. Et étant tributaire d'un contexte favorable, et risquant, faute de quoi, de se pervertir et de gâcher tout le reste, la soif d'apprendre s'avère souvent plus décisive que les facultés d'acquisition. On ne se lasse jamais d'éprouver de la satisfaction chaque fois qu'on assimile quelque chose de nouveau, et l'apprentissage représentant une fin en soi plutôt qu'un moyen vers d'autres objectifs, c'est du berceau à la tombe que sont ressentis ses bienfaits. Et c'est sans surprise que plusieurs études sur la vieillesse ont révélé que les facultés cognitives, régulièrement défiées et stimulées, résistent mieux au déclin, et améliorent la qualité de la fin de vie. Les vertus du savoir pluridisciplinaire Au-delà des besoins de l'instinct de survie, la curiosité humaine est naturellement branchée et ouverte sur un large spectre de connaissances. Le célèbre visionnaire et auteur de science-fiction, Robert Heinlein, un inconditionnel de la polyvalence, dresse le portrait type du citoyen avec le minima de compétences requises. «Un être humain devrait savoir changer une couche-culotte, planifier une invasion, égorger un mouton, manœuvrer un navire, concevoir un bâtiment, écrire un sonnet, établir un bilan comptable, monter un mur, réduire une fracture, soutenir un mourant, prendre des ordres, donner des ordres, coopérer, agir seul, résoudre des équations, analyser un nouveau problème, répandre de l'engrais, programmer un ordinateur, cuisiner un bon repas, se battre bravement, et mourir dignement. La spécialisation, c'est bon pour les insectes». Pour diverses raisons, des préférences et inclinations individuelles peuvent se manifester, mais la vocation originelle de tout être humain c'est d'apprendre un peu de tout, plutôt que de tout savoir sur une seule chose. C'est à partir du XXe siècle, après la généralisation des diplômes, que la spécialisation scientifique s'est répandue à une grande échelle. Et si les avantages de cette orientation pointue sont évidents, ses inconvénients, longtemps sous-estimés, commencent à être pressentis. Et c'est la raison qui pousse des universités occidentales à retourner vers les formations pluridisciplinaires, en introduisant notamment les mathématiques dans les filières des sciences humaines. Pratique qui, faut-il rappeler, était courante et généralisée dans la Grèce antique. Les avantages et les inconvénients de la spécialisation, pouvant être appréciés différemment, contentons-nous donc d'évoquer seulement les bienfaits de la polyvalence. L'encyclopédisme est une caractéristique marquante des grands savants d'antan. La sagesse philosophique de ces maîtres s'appuie sur une solide synthèse de connaissances pluridisciplinaires. La Grèce antique, la science, la philosophie et la politique A tout seigneur tout honneur. Même si Pythagore (-580, -495) est plus connu pour son fameux théorème sur l'hypoténuse du triangle droit, l'humanité lui doit en fait bien plus que cela (1,2). Il fut le premier à s'autoproclamer «philosophe», en improvisant ce terme pour répondre à un auditeur insolite. Assistant à un exposé public, le roi des Phliasiens, Léon, fut saisi d'admiration devant tant de connaissances et d'éloquence et voulut savoir quel était ce noble art dont l'orateur faisait profession. Pythagore répondit qu'il n'en maîtrisait aucun, mais qu'il était juste philosophe, «amoureux de la sagesse». Avant cela, Pythagore avait beaucoup voyagé en Europe et en Orient pour étudier, effectuant notamment un séjour de plusieurs années en Egypte pour apprendre la géométrie, l'astronomie et les langues. Le premier philosophe fut, entre autres, un réformateur religieux, le fondateur des sciences politiques, le premier à associer l'arithmétique et la géométrie, le premier à appeler le ciel «cosmos» et à affirmer que la Terre est ronde. Il est également considéré comme le premier végétarien. Avec son «Tout est nombre», il est aussi le fondateur de la numérisation. Fuyant la tyrannie de Polycrate, il s'installe à Crotone, où ses conférences publiques drainent des centaines de personnes. Il fonde plusieurs autres écoles en Grèce et en Italie. L'accès sélectif à ses établissements, basé sur le mérite seulement, ne manque pas de lui attirer des ennuis avec les notables et les politiciens. Un noble que Pythagore a jugé inapte à suivre les enseignements de son école, Cylon de Crotone, deviendra plus tard, après la mort de Pythagore, gouverneur de Sybaris. Pour se venger, il fomente l'incendie de la maison où se réunissent les pythagoriciens. Trois seulement, sur les quarante présents, échappent à la mort (1). Le personnage de Pythagore est entouré d'une affabulation légendaire, et son encyclopédisme, ou «pensée totale», relayé par ses célèbres disciples, les pythagoriciens, demeure l'une des plus grandes sources d'inspiration intellectuelle à travers l'histoire. Pythagore a marqué toutes les époques, toutes les cultures et toutes les disciplines (mathématiques, philosophie, théologie, astronomie, musique…). Platon (-428, -348) était un homme de sciences notoirement «pythagorisant», et contrairement à Pythagore et Socrate, il a beaucoup écrit. Ses fameux dialogues, où il développe sa pensée et celle de son maître, Socrate, sont considérés comme la base de la philosophie (3). Alfred Whitehead, mathématicien et philosophe anglais, juge que Platon n'a laissé que des miettes aux autres et que «la philosophie occidentale n'est qu'une suite de notes de bas de pages aux dialogues de Platon». Platon a fondé à Athènes sa fameuse école nommée «Académie» et y a enseigné pendant 40 ans. «Nul n'entre ici s'il n'est géomètre.» Telle est l'enseigne gravée sur le fronton de cette institution sélective, bâtie sur le modèle pythagoricien. L'enseignement des sciences exactes y est obligatoire et prépare les heureux élus à l'étude de la philosophie et ses applications politiques. Ce serait un sacrilège d'évoquer les savants de la Grèce antique sans mentionner le grand Socrate (-470, -399), maître de Platon. Condamné à mort pour «impiété politique, négation des dieux de l'Etat, et corruption de la jeunesse», Socrate a refusé l'évasion offerte par Criton, préférant joindre l'acte à ses prêches (4,5). Il a toujours plaidé le respect de la loi, fût-elle injuste, ainsi que l'opposition à la tyrannie et l'arbitraire. Et si on est condamné à vivre sous un régime oppressif, alors, professe-t-il, «il vaut mieux subir l'injustice que la commettre». On remarquera au passage que le grand maître ne laisse aucune marge à la notion de neutralité, dans laquelle se complaît et se berce d'illusions un certain pseudo-intellect. Socrate est aussi l'auteur d'une sagesse indémodable, pouvant, entre autres, conforter les actuels activistes dénonçant la cherté de certains produits : «J'aime aller au marché et découvrir le nombre impressionnant de choses sans lesquelles je suis parfaitement heureux.» Il s'agit là d'une sublime circonspection, invitant à une révision de la définition du bonheur, en essayant d'imaginer les marchés antiques que Socrate visitait, tout en projetant les impressions de cet illustre philosophe, sans doute apitoyantes, sur les hypermarchés actuels. Ces grands penseurs étaient indéniablement élitistes, et ont même clairement affiché des réserves sur la démocratie et la gouvernance de la majorité, avant de finir par l'agréer, comme un moindre mal, la plupart ayant goûté à la persécution tyrannique. Par amour sincère de la science, ces illustres savants étaient néanmoins tous intransigeants sur la sélection académique, rigoureuse et impartiale, ne relevant aucune incompatibilité entre la démocratisation de l'enseignement et la légitimité du mérite. Loin d'être frustrés et démobilisés, les recalés par la sélection pythagoricienne, acceptaient le verdict impartial et orientaient leurs talents vers d'autres activités et finissaient souvent par gagner leur vie mieux que les nomades passionnés de la science. Il est enfin étrange de constater que des intellectuels contemporains prêtent, dans de vaines et irrévérentes tentatives de récupération, à ces grands savants, des penchants pour l'athéisme. Les œuvres et parcours de ces maîtres témoignent pourtant d'une éthique quasi religieuse, à tel point que plusieurs érudits, surtout musulmans, n'écartent pas l'hypothèse, compatible avec le Coran, que certains de ces illustres guides (tels Socrate et Platon) puissent avoir été des messagers de Dieu (6). Prophète ou pas, Platon a bel et bien anticipé les élucubrations de l'impiété causée par les premières lueurs: «Un grain de philosophie dispose à l'athéisme, beaucoup de philosophie ramène à la religion.» L'âge d'or de l'Islam et la science Il n'est pas question de disserter ici sur l'apport de la civilisation musulmane à la science, largement détaillé ailleurs, mais juste de décrire la passion pour l'apprentissage qui a régné durant cette période féconde, ayant favorisé l'émergence de plusieurs savants encyclopédiques. Seul l'exemple d'Avicenne, Ibn Sina (980-1037), est évoqué ici. «Cheikh El-Raïs», le prince des savants (7,8), est l'auteur de quelque 450 travaux en médecine, philosophie, théologie, astronomie, logique, mathématiques, physique, géographie, géologie, alchimie, et poésie. Son Canon de la médecine, véritable encyclopédie médicale de cinq volumes, a été la référence mondiale principale pendant plusieurs siècles, jusqu'au milieu du dix-septième. Cette œuvre suscite toujours de l'intérêt et a été rééditée à New York en 1973. Le parcours exceptionnel de ce passionné de la science, force le détour. A l'âge de dix ans, Ibn Sina a déjà mémorisé tout le Coran et maîtrisé l'arithmétique, la géométrie et la logique. Il étudie ensuite Almageste, de Ptolémée, traité résumant toutes les connaissances mathématiques et astronomiques de l'Antiquité. A 14 ans, on lui offre une traduction des œuvres d'Hippocrate qu'il avale d'un seul trait. «Quand le sommeil me gagnait, je prenais un breuvage épicé pour me soutenir, et je reprenais mes lectures». L'adolescent s'éprend ensuite de la médecine qu'il trouve fascinante et plus facile que les mathématiques. A 16 ans, il est brillamment reçu médecin à l'école de Djundaysabur, où professaient d'illustres médecins de toutes confessions, juifs, chrétiens, mazdéens et musulmans. A 17 ans, il est enseignant à l'hôpital de Boukhara et ses cours distingués attirent des médecins d'autres pays. Un jour, il est sollicité pour soigner le prince Nouh Ibn Mansour, tombé gravement malade. Ibn Sina diagnostique une intoxication causée par le plomb des peintures décorant les ustensiles du prince. Il réussit à le guérir, et est alors autorisé à consulter la riche bibliothèque royale des Samanides. En une année et demie, il avale et assimile le contenu de tous les ouvrages disponibles. Plus tard, dans une autobiographie rétrospective, Ibn Sina déclare humblement qu'à l'âge de 18 ans, il avait fini par maîtriser toutes les connaissances scientifiques de son époque ! Excusez du peu. Le diplôme, l'anti-pythagorisme, et l'érosion de la soif d'apprendre «Le jour où il y aura un diplôme de peinture, il y aura des peintres, mais plus d'artistes». Jipe Vieren. Les diplômes ont profondément, et sans doute irréversiblement, bouleversé les objectifs de la quête du savoir. Au fil du temps, l'acquisition du sésame est devenue le but principal, au détriment de l'amour de la science, et de tout ce que cela véhicule comme source d'émerveillement, bonheur, droiture, et humilité. Nous sommes hélas très loin de l'esprit encyclopédique des savants d'antan. Et ces va-t-en-guerre des plateaux, proclamés philosophes, sont aux antipodes des anciens maîtres, «amoureux de la sagesse». Dans un pertinent «bilan de l'intelligence»(9), Paul Valéry dresse sans compromis un constat cinglant : «Le diplôme est mauvais par ses effets sur l'esprit. Mauvais parce qu'il crée des espoirs, des illusions de droits acquis. Mauvais par les stratagèmes et les subterfuges qu'il suggère. Le but de l'enseignement n'étant plus la formation de l'esprit, mais l'acquisition du diplôme, c'est le minimum exigible qui devient l'objectif des études. Il ne s'agit plus d'apprendre et d'acquérir, mais d'emprunter pour décrocher le diplôme.» Le constat peut paraître sévère, certains pouvant arguer que les promotions socioprofessionnelles peuvent stimuler positivement l'envie d'apprendre. Cela est incontestable, mais à condition d'opposer une rigueur pythagoricienne aux stratagèmes et subterfuges suggérés par le diplôme, pour reprendre les termes de Paul Valéry. Ce qui n'est pas une mince affaire. Si on rate les premiers virages, il sera très difficile de redresser le parcours. Il n'y a pas de secret ni de miracle, c'est le respect ou non de la légitimité sacrée du mérite, qui distingue les civilisations et les grandes nations de celles qui sont à la traîne. La révérence vis-à-vis de la science et des gens de savoir est une valeur culturelle ancestrale et un élément essentiel de la structuration et de la cohésion sociales. Prendre à la légère ces fondements, c'est heurter une valeur socioculturelle profonde, et par voie de conséquence compromettre sérieusement le système éducatif, les perspectives socioéconomiques et l'avenir des générations. Aucune priorisation stratégique ou sécuritaire ne peut servir de prétexte. Les passe-droits, l'arrivisme ostentatoire, la démobilisation, les grèves ouvertes, l'insouciance, le plagiat, la prolifération des diplômes immérités, la fuite des cerveaux, la harga de désespoir, sont tous des symptômes d'un anti-pythagorisme chronique, incurable tant que l'on s'obstine à faire l'économie du diagnostic. Inutilité de l'excellence et légitime défense du venin de l'incompétence Les récentes et scandaleuses déclarations officielles, sur l'inutilité du prix Nobel et la légitime défense des scorpions, sont des symptômes violents et renversants de l'anti-pythagorisme institutionnalisé. Ces constats affligeants sont typiquement consolidés par des postures réactives caractérisées, défendant l'indéfendable et invoquant le pitoyable refrain des mauvaises interprétations. Il n'est de bourde que quand son auteur est capable de s'en excuser immédiatement après, de manière courageuse, franche, et sans détours. Et cette condition, faut-il le préciser, est seulement nécessaire, et loin d'être suffisante. Qu'un dernier de la classe éprouve des difficultés à saisir la portée du mérite de ses meilleurs camarades, il n'y a rien de plus normal, et personne ne peut l'en blâmer. Mais c'est parce qu'il est normalement contraint de doubler des classes et raser des murs, qu'il finit par mesurer l'écart immense qui le sépare de l'excellence célébrée. Et si cette règle pythagoricienne est violée par imposture, voire inversée, alors bonjour les dégâts, salam la corruption, hello underworld. Rien ne tue l'envie d'apprendre qu'un enseignement assuré par un personnel non qualifié, rien ne démobilise le mérite que l'encensement et la promotion de l'impéritie, et rien ne dépite la probité que l'affranchissement de la malhonnêteté. Et rien ne fait autant de ravages sur les valeurs sociales et morales qu'un leadership sans devoir d'exemplarité. A force de miner et d'éroder l'amour de la science, on finit par saper la confiance en soi et en sa nation, et abraser le dévouement à une patrie jugée inhospitalière, et l'attachement à une société tenue pour responsable. Et là aussi, il est sérieusement question de sécurité nationale, sans doute moins urgente pour les visions court-termistes, mais pourtant fondamentalement préoccupante pour l'avenir.