Celle-ci s'explique fondamentalement par l'incapacité du pays à générer des compromis institutionnels en adéquation avec les nécessités de l'évolution de la situation économique et sociale, en particulier celles se rapportant au dépassement du caractère rentier du régime d'accumulation. C'est dire combien la définition d'un compromis social nouveau est un impératif immédiat dans l'évolution de l'économie algérienne. La question du changement social est complexe, particulièrement dans sa dimension institutionnelle. Elle fait appel à des approches pluridisciplinaires et son analyse mobilise des concepts qui, très souvent, dépassent le cadre très réduit de l'analyse économique ou sociologique. Néanmoins, une approche en termes de régulation est à même de fournir une grille d'analyse pour le moins féconde. Appliquée au contexte spécifique de l'économie algérienne, une telle approche nous conduit à admettre que c'est le politique qui détermine le contenu et le rythme du changement institutionnel. Bien que largement admise dans le débat public, une telle hypothèse gagnerait cependant à être davantage étayée par l'examen des transformations récentes dont le pays a été le théâtre. Le blocage Avant d'aller loin, il ne nous semble pas inutile de revenir sur la signification à conférer à la notion de blocage institutionnel dans le contexte particulier de l'Algérie afin d'en déduire, en des termes nécessairement spécifiques et adaptés, la problématique. La formulation d'une telle problématique ne peut faire abstraction de ce qui fait la particularité du régime d'accumulation en vigueur depuis au moins quatre décennies : son caractère rentier. La question à laquelle il convient à présent de répondre est de savoir pourquoi en Algérie, en dépit des effets conjugués et récurrents des chocs et contre-chocs pétroliers et des mutations profondes qui sont à l'œuvre dans son environnement externe, les compromis sociaux fondateurs du régime d'accumulation restent fondamentalement les mêmes, dans le sens où leurs configurations concrètes respectives ne sont toujours pas de nature à permettre l'émergence d'une dynamique productive indépendante de la rente ? Pourquoi ces compromis ne laissent-ils pas place à une nouvelle configuration institutionnelle ? Pourquoi la transition institutionnelle, qui devrait en l'occurrence conduire à une sortie du régime rentier, semble-t-elle bloquée ? Des questions qui précèdent, il s'en- suit que c'est, en fait, la question de l'avènement d'un nouveau régime d'accumulation qui demande à être posée, et ce, au travers de la recherche d'un compromis social global, assumé par des régulations institutionnelles partielles formant système, pouvant favoriser l'émergence d'un nouveau régime d'accumulation dont, il est vrai, on ne connaît pas a priori la forme et la nature exactes, mais dont on sait néanmoins qu'il doit reposer sur la réhabilitation et le développement des activités productives. Tels nous semblent être les termes dans lesquels devrait être formulée la question du changement économique en Algérie. Le blocage institutionnel apparaît en l'occurrence comme l'obstacle principal à l'émergence d'un nouveau régime d'accumulation. Le circuit de la rente Cependant, si les analyses diverses qui se sont intéressées à la question du changement institutionnel dans les pays à régime rentier d'accumulation ont toutes souligné l'incapacité des régulations économiques partielles adaptées au régime rentier à répondre aux changements requis, elles relèvent aussi que, au-delà de la sphère politique qui, très souvent, n'est pas étrangère à ce blocage, c'est la dépendance de ces régulations institutionnelles par rapport au circuit de la rente qui interdit, ou rend difficile, la transformation du régime économique interne. A défaut d'un volontarisme politique à même de rompre le cordon ombilical qui lie les régulations institutionnelles au circuit de la rente, l'évolution du régime économique dans le sens d'une réhabilitation des activités productives, simultanément à un épuisement progressif des incitations aux comportements de recherche de rentes, demeurera problématique. Schématiquement, la dépendance des régulations économiques partielles par rapport au circuit de circulation de la rente se lit en particulier dans des configurations institutionnelles spécifiques : surévaluation, en termes réels, de la monnaie nationale ; prééminence d'un rapport salarial de type clientéliste, notamment dans le secteur public ; une répartition des dépenses publiques s'inscrivant davantage dans une logique «politique» de redistribution que dans une logique économique de soutien à l'accumulation, etc. Cette configuration institutionnelle est à l'origine de l'instauration d'un système de captage des rentes. Est-ce à dire pour autant que l'économie de rent seeking est organiquement liée au régime rentier ? Répondre à la question par l'affirmative, c'est admettre que tout régime rentier secrète nécessairement les comportements de recherche de rente et qu'inversement, ce type de comportements n'apparaît que là où il y a un régime rentier. Cette hypothèse peut séduire. D'abord parce qu'elle implique, entre autres, que c'est le régime rentier lui-même qui engendrerait en dernière analyse les facteurs de sa propre crise. Mais, en conférant à la crise du régime rentier un caractère endogène, cette hypothèse consacre, du même coup, le caractère fataliste de la malédiction du pétrole. L'autre hypothèse, celle qui nous semble plus juste, est de voir dans la prédominance des comportements de captage de rente une excroissance du régime rentier, ce qui signifie que le phénomène peut se développer dans le cadre de tout autre régime d'accumulation en vigueur dans les pays à économie de marché, pour peu qu'il y ait par exemple limitation de la concurrence. Dans cette hypothèse, on rejoint l'idée que c'est le mode de régulation qui serait à l'origine de la prédominance de la logique rentière dans le comportement des acteurs et des agents économiques, cette logique pouvant contaminer à son tour le fonctionnement d'ensemble de l'économie et provoquer, à plus ou moins longue échéance, sa crise. La régulation en question En termes de modalités pratiques de transition institutionnelle, cette seconde hypothèse implique qu'il faut — et il suffit de, serions-nous tentés d'ajouter — réformer le contenu des régulations économiques partielles pour supprimer les sources de captation de rentes. Celles-ci étant faciles à localiser, le problème reviendrait à identifier les facteurs, souvent d'ordre extra économique, qui favoriseraient (ou bloqueraient) une telle transition. Quant à l'autre hypothèse, elle suggère que c'est le mode de développement rentier dans son ensemble qui doit disparaître pour laisser place à un régime de croissance d'une autre nature. La sortie du régime rentier est un processus long qui nécessite une politique économique volontariste, pas forcément populaire, mais dont la perspective temporelle est nécessairement le long terme. Quantitativement, cette rupture peut être saisie à travers l'évolution d'un certain nombre d'indicateurs simples qui constitueraient les éléments d'un tableau de bord de la conduite d'une politique économique de rupture, indicateurs parmi lesquels on doit retrouver la contribution du secteur pourvoyeur de rente (hydrocarbures) dans la formation de la richesse produite (PIB), sa part dans la structure des recettes fiscales de l'Etat (fiscalité pétrolière) et son apport dans les recettes d'exportation du pays. Remarquons par ailleurs que dans les pays qui ont réussi l'entreprise de sortie du sous-développement (Corée du Sud, Chine, Inde, Indonésie, Brésil…), la transition institutionnelle s'est toujours opérée selon le modèle basé sur la séquence économique «taylorisation primitive — fordisme périphérique — fordisme autonome». Dans un pays à régime rentier, la question n'est pas tant de savoir si, pour réussir, la transition institutionnelle doit emprunter le chemin qu'une telle séquence indique, mais plutôt de savoir si une telle transition est possible. La «taylorisation primitive», désignant la phase initiale du processus, est en effet une formule qui désigne une configuration du rapport salarial des plus extrêmes, c'est-à-dire la plus favorable au capital et la plus contraignante pour le travail. Dans cette perspective, il nous semble permis de penser que la disponibilité d'une rente externe est de nature à permettre, lorsque la configuration du rapport salarial correspond à celle que le complexe de machines requiert, une atténuation de l'intensité du taux d'exploitation du travail, ne serait-ce qu'à travers la prise en charge d'une partie du salaire indirect. A l'évidence, la présence de la rente externe n'est, en principe, pas antinomique avec l'instauration d'un rapport salarial de type «taylorien». Elle peut même la favoriser sachant que dans le contexte de la configuration actuelle de la Division internationale du travail (DIT), il est de plus en plus exclu pour un pays pauvre et attardé, comme le nôtre, de déclencher le processus d'augmentation de la productivité (seul moyen de s'insérer activement dans la DIT) autrement que par un sursaut du taux d'exploitation du travail. L'instauration d'une configuration «taylorienne» des rapports de travail, préalable incontournable à la réhabilitation du rapport salarial comme institution centrale de la régulation et, du même coup, à l'amorce de la rupture effective avec le régime rentier, relève, pour le moment, d'une possibilité purement théorique. Dans les faits, nombreux sont les indices qui montrent le caractère invraisemblable, du moins dans l'immédiat, d'une telle évolution. Pour le moment, force est d'observer que la présence d'une rente d'origine externe et qui, plus est, est à la disposition exclusive de l'Etat, rend, pour des raisons qui relèvent davantage du politique que de l'économique, l'éventualité qu'une telle rupture survienne plus qu'incertaine. En l'absence d'une implication forte du politique, et donc de l'Etat, il est improbable, ce qui peut paraître paradoxal, qu'un arrangement institutionnel favorable à l'accomplissement de la rupture avec le régime rentier soit trouvé. Les possibilités de transition institutionnelle à même de permettre de dépasser le fondement rentier du régime d'accumulation dépendent donc davantage du contenu des stratégies à l'œuvre que du degré de libéralisation. Sur ce point, nous observons que les réformes engagées jusqu'ici présentent une configuration qui semble davantage privilégier l'objectif d'assurer, sur le court terme, une certaine stabilité au régime économique en place. Or, cette stabilisation, qui se résume en fait à une consolidation temporaire de la position financière extérieure du pays, ne semble pas de nature à permettre la prise en charge des problèmes économiques et sociaux qui se posent à l'échelle interne, dont les plus importants sont le chômage, la dépendance alimentaire et technologique, le déclin de l'industrie.
Samir Bellal. Maître de conférences, université de Guelma