Cinquante ans après l'expérimentation des essais nucléaires français d'In Ekker, la région porte toujours de sérieuses séquelles sanitaires et écologiques, et plus cruellement le poids de l'indifférence des responsables français et algériens. Les expériences nucléaires, accomplies dans le sud du pays entre 1960 et 1968, continuent de noircir l'air dans la capitale de l'Ahaggar, en particulier à Aïn M'guel. Dans cette bourgade située à 200 km du chef-lieu de la wilaya, le dossier des essais nucléaires français demeure classé «secret défense». Par ignorance, les habitants en parlent vaguement. Quant aux autorités locales, elles confirment une fois de plus la sensibilité du dossier. Elles tentent tant bien que mal d'empêcher les journalistes d'accéder au site. Sur place, l'état des lieux «justifie» les craintes des responsables de la wilaya. Site abandonné, sans cadrage ni surveillance. Quant aux barbelés installés en guise de clôture pour la montagne de Tan Affela, lieu de l'explosion, sur un périmètre de 40 km, on ne trouve plus leurs traces, si ce n'est quelques barres de fer jetées ici et là. A l'instar d'In Ekker, à Aïn M'guel les populations souffrent également de l'abandon des auteurs des essais nucléaires dévastateurs et des autorités locales. Malformation, cancers et fausses couches, pour ne citer que ceux-là, font partie des spécificités des communes périphériques d'In Ekker où pas moins de treize expériences officiellement «reconnues» par les Français ont été réalisées. «Accident» fatal 1er mai 1962. Le tir «Béryl», quatre fois Hiroshima, fait trembler In Ekker. L'explosion provoque l'éjection de roche fondue hors de la montagne. Deux ministres français, Pierre Messmer, ministre des Armées, et Gaston Palewski, ministre de la Recherche scientifique et des Affaires atomiques, sont présents au moment de l'explosion. L'essai prévu était d'une importance fatale, mais les Français persistent à parler d'«accident». Vérité ou leurre, les ouvriers, dont la plupart algériens, n'échappent tout de même pas aux effets radioactifs. Livrés à eux-mêmes, les habitants de Aïn M'guel, ancienne PLO (Population laborieuse des oasis), selon l'appellation coloniale, continuent de compter leurs malades, leurs mort-nés et handicapés. Faute d'études épidémiologiques et d'infrastructures sanitaires, des pathologies chroniques telles que les maladies cardiovasculaires, prennent de l'ampleur dans la région dans l'indifférence totale des autorités. «Parfois, les malades eux-mêmes ne connaissent pas leur maladie», témoigne un habitant de la commune. Plusieurs familles de Aïn M'guel à Tamanrasset enterrent quotidiennement leurs morts. «Ma mère, ma sœur et mes deux frères sont décédés d'un cancer et les Français trouvent le moyen de rejeter nos dossiers pour les indemnisations. Quatre cancéreux dans une même famille, ça ne peut être un hasard…», déplore Mohamed Dihkel, issu d'une famille nomade, aujourd'hui installé à Tamanrasset. Loi vicieuse Certains décrient le lourd dossier exigé par la loi du 5 janvier 2010, relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français au Sahara et en Polynésie française. «La loi française reconnaît seulement 21 maladies radio-induites, alors que les Etats-Unis reconnaissent plus de 45 maladies», avance Ammar Mansouri, chercheur en génie nucléaire. Souffrant de la poliomyélite, Zohra, 28 ans, clouée sur son fauteuil roulant depuis son jeune âge, ne peut espérer percevoir d'indemnisation. «La loi ne reconnaît pas ma maladie, même si mes médecins affirment que la cause de mon état de santé est l'eau de Aïn M'guel, contaminée par les radiations, là où ma famille transhumait», regrette cette diplômée en journalisme au chômage. Manque de sensibilisation et démantèlement de l'enclos de sécurité de In Ekker – qui n'a toujours pas été réinstallé – permettent l'accès aux nomades qui s'installent des mois durant sur le site abandonné et hautement irradié. «Les gens manquent d'information dans cette région. Certains connaissent Hiroshima et Nagasaki et n'ont pas conscience des effets néfastes des essais radioactifs opérés chez eux ! L'Etat algérien a le devoir d'informer et de sensibiliser les populations locales», dénonce un membre de l'association des victimes des essais nucléaires français, Taourirt. Les nomades ne sont pas seuls à courtiser les lieux. Les «fraudeurs» venant du Mali et du Niger, dont la plupart exploités par des barons algériens, n'hésitent pas à s'introduire à l'intérieur du tunnel de In Ekker pour… piller le cuivre. A ce jour, aucune cartographie des sites des dépôts des déchets radioactifs n'a été fournie par la France afin de situer toutes les zones dangereuses. L'eau de tous les dangers Autre conséquence du black-out autour de l'affaire In Ekker : les gens de Aïn M'guel continuent de boire une eau qui, selon les médecins de la région, serait à l'origine de plusieurs maladies. Une eau tirée des puits à ciel ouvert sans avoir jamais fait l'objet d'analyses, en dépit du risque qu'elle présente. Pis encore, l'eau de Aïn M'guel alimentait jusqu'à peu la ville de Tamanrasset, jusqu'à la réalisation du transfert d'eau In Salah-Tamanrasset. En l'absence d'études épidémiologiques et d'études statistiques, le recensement des victimes des essais nucléaires demeure difficile. D'autant plus que la zone contaminée n'a pas connu de curage, comme l'a toujours certifié l'Etat français. Au train où vont les choses, «les populations feront encore l'objet de contamination permanente provenant des poussières chargées de produits radioactifs transportées par les vents», atteste Ammar Mansouri. Et les conséquences se transmettent de génération en génération, faisant des dégâts incommensurables, rendant la vie des Sahariens dramatique, à l'exemple de celle des Ourzig. Moussa, ancien ouvrier à In EKker, est père de dix enfants dont trois handicapés à 100%. Zainabou, Amoud et Ayoub sont à la merci de 300 DA par mois chacun pour survivre. Les frais des soins et les couches dépassent largement les revenus de cette modeste famille de touareg, qui a déjà perdu une fille suite à une maladie incurable. Moussa, abattu, portant les traits du désespoir sur son visage ridé, ne cache pas sa déception quant à l'absence de prise en charge des élus de la région. «Les Français font tout pour bloquer nos revendications, mais du côté de l'Algérie, nous n'avons rien vu venir non plus…», soupire-t-il dépité.