La Nouvelle République : Est-il vrai que l'armée française s'est servie de ses soldats pour les premiers essais atomiques mais aussi sur populations dans l'extrême Sud algérien, notamment lors de l'essai «Gerboise Verte» en 1961 ; quelles sont les conséquences sur cette région et notamment en matière de santé publique sur le long terme sur ces cobayes humains ? M. Bruno Barrillot : Comme l'ont fait les Américains, les Soviétiques et les autres puissances nucléaires, la France a exposé sciemment des personnels militaires lors des expériences atomiques, notamment à Reggane lors de l'explosion «Gerboise verte» du 25 avril 1961. Il s'agissait de connaître les comportements des unités militaires en cas de guerre nucléaire. On a donc exposé quelques unités de chars et autres véhicules militaires, envoyés des avions dans le nuage radioactif, fait manœuvrer des fantassins peu après l'explosion jusqu'à des distances très proches du point zéro (environ 600 mètres). Un rapport «confidentiel défense» décrivant ces opérations a été rendu public par la revue Damoclès et le quotidien Le Parisien en février 2010. Concernant les populations, notamment à Reggane et dans les palmeraies voisines, on peut s'étonner que la proximité du champ de tir d'Hamoudia (environ 50 km) n'ait pas incité les autorités françaises à prendre des mesures de protection particulières. A titre d'exemple, en Polynésie, l'atoll habité de Tureia situé à 110 km du site de tirs nucléaires de Moruroa a été doté de deux blockhaus où la population était enfermée au moment des tirs aériens. En 1968 au moment des essais de grande puissance, la population de cet atoll a été évacuée sur Tahiti qui se trouve à 1 400 km. Il est évident que l'état de santé des populations de Reggane, mais aussi des populations sédentaires et nomades de la région d'In Eker, doit être aujourd'hui suivi sérieusement, notamment au regard des maladies dites « radio induites » cancers et autres maladies cardio-vasculaires dont on sait qu'elles peuvent avoir les radiations pour origine. Où est en la loi d'indemnisation des victimes des essais nucléaires qui vient d'être promulguée au Journal officiel de la République française le 5 Janvier 2010 ? Le décret d'application de la loi Morin a été publié en juin 2010 et le comité d'indemnisation a commencé à recevoir les dossiers de demande d'indemnisation en septembre 2010. En janvier 2011, le délégué à la Sûreté nucléaire de défense, M. Jurien de la Gravière, de passage à Tahiti, a déclaré qu'environ 400 dossiers étaient en cours d'examen. Bien évidemment, on ignore combien de dossiers algériens ont été déposés. Concernant les dossiers de victimes polynésiennes, l'association Moruroa a fait déposer une vingtaine de dossiers d'anciens travailleurs de Moruroa ou de leurs veuves par le biais de son avocat parisien, Me Jean-Paul Teissonnière. Est-il vrai que les décrets d'applications font l'objet de piètres négociations et pourquoi vous contestez vous clairement ce décret d'application de la loi «Morin», et ce, en tant que délégué au suivi des conséquences des essais nucléaires ? En tant que délégué pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (au service du gouvernement de la Polynésie française), j'ai critiqué l'application de la loi Morin au contexte polynésien. Il faut savoir que le peuple polynésien est de civilisation orale et que les papiers et documents qui sont exigés par le comité d'indemnisation sont difficiles à rassembler, car les gens ici, ne conservent pas ces papiers. De plus, le comité d'indemnisation demande des documents qui n'existent pas en Polynésie française comme c'est le cas en France. Mon point de vue est largement partagé par l'association des victimes des essais nucléaires Moruroa e tatou, mais également par les autorités gouvernementales et le parlement local de la Polynésie. Le gouvernement de la Polynésie qui dispose de son propre système de santé, réclame aussi de la France le remboursement de tous les frais de maladie engagés par sa caisse de prévention sociale pour les personnes qui sont ou ont été atteintes de maladies radio induites, et notamment celles qui sont dans la liste de la loi Morin. Où se situe réellement le lapsus dans la loi «Morin» ? Dans la pensée pécuniaire, dans le système des additions et soustractions dans le nombre des personnes à indemniser, ou illico une absence totale de considération pour toutes les victimes ? La loi Morin est une réponse a minima aux revendications des victimes des essais nucléaires et de plus, elle ignore les dommages causés à l'environnement sur les anciens sites d'essais pour des centaines voire des millénaires. La France a été obligée de voter une loi de reconnaissance et d'indemnisation après les actions publiques de dénonciations des associations de Polynésie, d'Algérie et de France, les nombreux reportages de la presse écrite et audiovisuelle, la multiplication des procès dans les tribunaux, les colloques internationaux sur ce problème comme ici, à deux reprises à Alger, mais aussi au Japon, à Tahiti et à Paris. Certainement, la France pensait que « tout était réglé » avec la fin des essais en 1996 et elle a été obligée de céder à la pression des victimes essentiellement pour des raisons budgétaires. Pour éviter de trop nombreuses indemnisations, la loi Morin a limité arbitrairement des zones géographiques, souvent les moins peuplées ou quasiment désertes comme c'est le cas pour le Sahara. Elle a limité la liste des maladies reconnues, alors qu'au plan international, les experts de l'UNSCEAR admettent que les radiations sont à l'origine de très nombreux cas de cancers et même de maladies cardiovasculaires. Il faudra encore se battre pour que la France élargisse son système d'indemnisation et peut-être faudra-t-il lui imposer des négociations pour des compensations plus globales au service des populations abandonnées sous les retombées des essais et de la réhabilitation-sécurisation environnementale des anciens sites d'essais, notamment au Sahara où cela devient urgent. Le sceau du «secret défense», s'agissant des recherches nucléaires Français en Algérie ou en Polynésie est longtemps maintenu, ce qui s'apparente comme un scandale d'Etat. Ce prétexte méprisable n'est-il pas lourd de conséquences pour les générations futures ? Juste avant la discussion de la loi Morin au Parlement français, le gouvernement a fait voter une loi interdisant l'accès, à titre définitif, de tous les documents d'archives concernant les armes nucléaires et les essais nucléaires. Ces dispositions de la loi française sont autant d'insultes à la mémoire des victimes des essais nucléaires qui auront besoin de recourir à ces archives pour apporter les preuves de leur contamination. Dans le cadre de négociations avec la France, l'Etat algérien indépendant doit pouvoir, de plus, obtenir les archives des essais nucléaires qui se sont déroulés sur son territoire. Cela signifie que les victimes et leurs associations ne sont pas les seules à manifester la nécessité de la vérité et de la justice. Les institutions de nos pays, parlements et gouvernements peuvent aussi avoir leur mot à dire, car il en va de la sécurité des populations et des générations futures. Chacun doit pouvoir prendre ses responsabilités dans ce dossier des essais nucléaires : les victimes ont fait leur travail pour faire reconnaître leurs droits, les médias ont souvent beaucoup contribué à amplifier les cris des victimes, maintenant, les pouvoirs politiques de tous bords doivent aussi apporter leur contribution dans ce combat contre les grandes puissances nucléaires. Qu'en est –il de la démarche du gouvernement algérien auprès des autorités françaises au sujet des indemnisations des populations de l'extrême Sud Algérien touchées par ces expériences nucléaires répétitives ? Y-a-t-il eu des pourparlers ? Je n'ai pas d'informations particulières sur les pourparlers franco-algériens instaurés, paraît-il depuis 2007. Le secret apposé sur ces discussions n'est pas bon signe, car le contentieux sur les essais nucléaires repose, partout, sur le secret et le mensonge : la transparence devrait être une priorité lorsqu'il s'agit de réparer les erreurs et les fautes du passé nucléaire. Avez-vous une idée sur le nombre exact des irradiés algériens qui ont été comptabilisés au cours de ces 17 expériences nucléaires ? Quelles sont les pathologies et autres maladies les plus répandues dans ces zones éprouvées ? Nous ignorons le nombre des Algériens qui ont pu être irradiés non seulement lors des essais nucléaires mais aussi en ayant consommé des produits alimentaires contaminés par les retombées des essais, les accidents des essais souterrains, les contaminations des nappes phréatiques... C'est un immense travail de recherche d'information à engager du côté des historiens, des équipes médicales mais aussi du côté des survivants qui ont vécu à l'époque des essais nucléaires. Je sais que des équipes médicales ont commencé un travail de recherche à Reggane et à Tamanrasset : il faut vraiment encourager ces médecins et probablement leur donner des moyens techniques et financiers pour poursuivre ces travaux indispensables. En Polynésie, nous entamons des recherches sur les conséquences génétiques des irradiations avec une équipe de médecins : c'est une direction dans laquelle nos médecins et nos chercheurs doivent travailler, au besoin en échangeant leurs résultats et leurs questions sur le plan international. Depuis longtemps, on sait que les rayonnements ionisants ont une action délétère sur le système génétique et donc sur les générations suivantes. Reste maintenant, à accumuler les constats médicaux et éléments de preuves de transmission génétique. Début février 2011, nous avons reçu à Tahiti des représentants japonais des victimes d'Hiroshima et de Nagasaki. Ils se battent pour faire reconnaître la seconde et troisième génération des enfants de survivants des bombardements comme « hibakusha », c'est-à-dire victimes des bombardements de 1945. Vous avez visité le site de Hammoudia sis à Reggane et celui d'In-Ekker à Tamanrasset en 2009, 2010 et 2012 qui témoignent hautement des effets positifs de la radioactivité. Sur ce sujet brûlant, pouvez-vous nous éclairer sur les études de l'état radiologique des anciens sites d'essais demandé par l'Algérie à l'AIEA (l'Agence internationale de l'énergie atomique) en 1999 ? L'Agence internationale de l'énergie atomique a apporté quelques éléments nouveaux sur les anciens sites d'essais sahariens, notamment une cartographie plus précise. Je ne suis pas un spécialiste des mesures de radioactivité ; je ne travaille pas dans un laboratoire de mesures, donc je ne peux pas vraiment juger des résultats signalés dans le rapport de l'AIEA. Ce que je peux dire, cependant, c'est qu'en 2009, un expert de la Commission de recherche indépendante et d'information sur la radioactivité (CRIIRAD) a pris des échantillons à In Eker et trouvé des doses de radioactivité bien plus significatives – et inquiétantes – que ce qu'on trouve dans le rapport de l'AIEA. Les décontaminations des sites atomiques de l'extrême Sud Algérien sont primordiales ou le ministère de la Défense française a minimisé la situation radiologique. Selon un document de la DCOD qui s'est basé sur le rapport de l'OPECST, font état de la faible exposition des populations imputables aux essais atmosphériques. Votre commentaire... Je m'appuie sur des experts internationaux qui, dans les années 1950, c'est-à-dire avant que la France ne commence ses essais au Sahara, avaient décrié dans le monde entier la nocivité des essais aériens américains, soviétiques et anglais. Ils insistaient sur les risques génétiques que faisaient courir à la population mondiale la multiplication de ces essais et de leurs retombées radioactives. Ils ont tellement secoué l'opinion publique que les trois puissances nucléaires de l'époque ont suspendu leurs essais aériens fin 1958... Et c'est hélas à ce moment que la France a décidé de commencer ses essais au Sahara. Tous ces experts, dont des prix Nobel affirmaient qu'il n'y a pas de faibles doses de radioactivité inoffensive pour la santé humaine. Par la suite, hélas, le lobby nucléaire a « acheté » les consciences de nombreux scientifiques qui ont élaboré un système de « doses admissibles » tout simplement pour protéger l'industrie nucléaire civile et militaire. (Suite et fin)