Cette rencontre m'a tellement marqué, que près d'un demi-siècle après, me semble dater d'hier. Avant cette rencontre, je connaissais déjà le parcours militant du Pr Lazreg. Il m'avait été rapporté par le Pr Boudraa, ancien officier chirurgien de l'ALN et qui deviendra plus tard mon maître en chirurgie cancérologique et mon père spirituel. A l'occasion de cette rencontre, je découvrais un homme chaleureux et affable, dégageant humilité et humanisme. Il parlait lentement d'une voix basse en détachant chaque syllabe, en appuyant sur chaque mot, comme pour montrer à son interlocuteur le poids et l'importance de celui-ci. Quand on lui exposait les problèmes vécus par les étudiants lors de cette période, sans en minimiser l'importance, il les replaçait dans le cadre des difficultés d'une nation naissante, préférant insister sur l'avenir que notre génération devait construire. C'était sa méthode pédagogique pour nous inculquer le patriotisme, lui qui, après l'indépendance, plaçait l'édification nationale au-dessus de tout. En cette année universitaire mouvementée, les étudiants d'Oran découvrent un recteur intransigeant sur les principes. C'est avec beaucoup de courage qu'il défend le principe de l'inviolabilité de la franchisse universitaire, en refusant, malgré les pressions, l'accès des services de sécurité à l'université et à la cité universitaire. Le 19 mai 1968, l'on célébrait à l'université d'Oran la Journée nationale de l'étudiant. La veille, mon camarade A. O. et moi-même, tous deux responsables de l'UNEA, avions été libérés après cinq mois de détention. C'est alors que le Pr Lazreg, me prit par le bras et me dit d'un ton paternel : «Vous, militants de l'UNEA, vous êtes les moteurs de l'évolution de l'université, ne laissez jamais la politique vous pourrir !» En 2011, se souvenant de ces mots, le Pr Lazreg me dira : «Au vu de la conduite de nombreux hommes, certains politiques, ces mots étaient prémonitoires.» Depuis cette époque, nous sommes restés en contact, des liens affectifs se sont créés entre nous et je l'appelle affectueusement, aami Hacene. C'est pourquoi je me sens en droit et en devoir de présenter son portrait, lui qui à l'université d'Oran reste le «dernier des Mohicans», de la génération de la guerre d'indépendance. Le Pr Lazreg Hacene est né en 1922, à El Harrouche, où il a été élève à l'école primaire, puis au cours complémentaire Jule Ferry avant de fréquenter le lycée d'Aumale (actuel Réda Houhou) de Constantine. Il est en terminale quand il sera le témoin impuissant des massacres du 8 Mai 1945. C'est en juin de cette même année qu'il obtint son baccalauréat. Il s'inscrit à la faculté de médecine d'Alger, où il réussit à son PCB (actuelle 1re année) en juin 1946. L'hostilité des étudiants européens d'Alger, qui ne pouvaient admettre l'intrusion d'un «indigène» dans cette caste qu'étaient les étudiants en médecine, le pousse à rejoindre l'université de Montpellier. Comme il me le racontera, il arrive en France au début de l'automne, par une journée froide sous un ciel bas et gris, ce qui accentuera son sentiment de solitude. Découragé, il décide de rentrer au pays, mais une voix montait de ses entrailles lui dictant de faire le sacrifice de rester et de réussir non seulement pour lui-même et sa famille, mais aussi pour tous ces «indigènes» privés d'instruction. C'est ainsi qu'il réussit à son doctorat en médecine et le diplôme de spécialistes en ophtalmologie en juin 1955. Il s'installe alors comme médecin libéral, au 20 rue de Constantine, à Skikda. Il fermera son cabinet au bout de 3 semaines. Ce sera sa seule expérience dans le secteur privé. Le 20 août 1955 surviennent les événements de Skikda, lors desquels des milliers d'Algériens seront massacrés par l'armée coloniale. Ainsi, en 10 ans, le Pr Lazreg vivra deux massacres. Menacé, il s'expatrie en France d'où il rejoint l'ALN en 1956. Jusqu'à l'indépendance, il exercera comme médecin officier de l'ALN dans la Wilaya V. Les conditions dures de la guerre n'entameront en rien son humanisme et son esprit de justice. Pour illustrer cela, un événement mérite d'être relaté. En 1958, dans les maquis des monts de Tessala (région de Sidi Bel Abbes), un jeune officier déserteur de l'armée française est condamné à une exécution sommaire pour avoir mis en relief l'incompétence militaire du chef de zone. C'est alors que dans une lettre datée du 1er février 1958 (dont je détiens une copie), le capitaine Malek (que l'on connaîtra après l'indépendance sous le nom de Zirout Amine et qui sera professeur de pneumologie au CHU Oran) demande au Dr Lazreg d'intervenir auprès du colonel de la Wilaya pour sauver ce jeune djoundi. C'est ce qui sera fait. Ce djoundi vit encore à Oran, et après l'indépendance sera un haut cadre de la nation. A l'indépendance, le Pr Lazreg va être nommé directeur de la santé militaire de la 2e Région militaire, poste qu'il occupera jusqu'en 1966, tout en dirigeant le service d'ophtalmologie du CHU d'Oran qu'il fera transférer à la clinique Front de mer. C'est pendant cette période qu'il repère la base aérienne française de la Senia, désaffectée, et grâce a ses liens privilégiés avec le président Boumediene, il en fera la première université d'Oran. Il va occuper successivement les responsabilités suivantes : – directeur de l'Ecole de médecine d'Oran en 1964 – directeur du centre universitaire d'Oran en 1966 – recteur de l'université d'Oran-Senia en 1968 – recteur de l'USTO de 1975 à 1987, – président de l'Académie universitaire d'Oran en 1995. Il occupera un seul mandat électif, député d'Oran à l'APN de 1977 à 1922. Un mandat lors duquel il ne cessera de se battre pour le développement de l'université d'Oran. Mais, malgré les postes de responsabilité qu'il occupera, il restera pour tous le bâtisseur. Ce rôle se traduira par la remise en état des hôpitaux militaires de Sidi Bel Abbes et d'Oran (hôpital Baudens), construction de l'ISM d'Oran, transformation de la base militaire de la Senia en université, lancement de travaux de l'Ensep et la cité universitaire «le volontaire» en 1970, construction de l'IGMO, réalisation du complexe USTO (1976) participation à la réalisation des centres universitaires de Tlemcen, Sidi Bel Abbes, Mostaganem, Tiaret, Mascara et Béchar. L'infatigable bâtisseur partira en retraite en 1995, et comme tous ceux de sa génération, il partira dans l'indifférence totale de l'administration. De nombreuses distinctions scientifiques lui seront décernées. L'Etat le décorera de la médaille du Moudjahid. Cependant, la plus grande des distinctions, c'est la population d'Oran qui la lui décernera, ville qu'il a adoptée dès 1962 et qui l'a adopté, en baptisant la clinique d'ophtalmologie de Front de mer, clinique Lazreg, sans attendre l'intervention des officiels. Aami Hacène, au nom d'Oran, je vous dis tout simplement merci.