Il y a 45 ans que je rencontrais, pour la première fois, le Pr. Lazreg Hacène. Il était alors le recteur de la première université d'Oran, dont il était le père fondateur, et j'étais membre du comité de section d'Oran de l'UNEA (l'Union nationale des étudiants algériens). Cette rencontre m'a tellement marqué que, près d'un demi-siècle après, elle me semble dater d'hier. Avant cette rencontre, je connaissais déjà le parcours militant du Pr. Lazreg. Il m'avait été rapporté par le Pr. Boudraâ, ancien officier chirurgien de l'ALN et qui deviendra plus tard mon maître en chirurgie cancérologique et mon père spirituel. A l'occasion de cette rencontre, je découvrais un homme chaleureux et affable, dégageant humilité et humanisme. Il parlait lentement d'une voix basse, en détachant chaque syllabe, en appuyant sur chaque mot comme pour montrer à son interlocuteur le poids et l'importance de celui-ci. Quand on lui exposait les problèmes vécus par les étudiants, lors de cette période, sans en minimisant l'importance, il les replaçait dans le cadre des difficultés d'une nation naissante, préférant insister sur l'avenir que notre génération devait construire. C'était sa méthode pédagogique pour nous inculquer le patriotisme, lui qui, après l'indépendance, plaçait l'édification nationale au-dessus de tout. En cette année universitaire mouvementée, les étudiants d'Oran découvrent un recteur intransigeant sur les principes. C'est avec beaucoup de courage qu'il défend le principe de l'inviolabilité de la franchisse universitaire, en refusant, malgré les pressions, l'accès des services de sécurité à l'université et à la cité universitaire. Le 19 mai 1968, l'on célébrait à l'université d'Oran la Journée nationale de l'étudiant. La veille, mon camarade A.O. et moi-même, tous deux responsables de l'UNEA, avions été libérés après cinq mois de détention. C'est alors que le Pr. Lazreg me prend par le bras et me dira d'un ton paternel: «Vous militants de l'UNEA, vous êtes les moteurs de l'évolution de l'université, ne laissez jamais la politique vous pourrir !» En 2011, se souvenant de ces mots, le Pr. Lazreg me dira: «Au vu de la conduite de nombreux hommes, certains politiques, ces mots étaient prémonitoires». Depuis cette époque, nous sommes restés en contact, des liens affectifs se sont créés entre nous, et je l'appelle affectueusement «Aami Hacène». C'est pourquoi, je me sens en droit et en devoir de présenter son portrait, lui qui, à l'université d'Oran, reste le «Dernier des Mohicans» de la génération de la guerre d'indépendance. Le Pr. Lazreg Hacène est né en 1922, à El-Harrouche, où il a été élève à l'école primaire puis au cours complémentaire Jules Ferry avant de fréquenter le Lycée «Duc d'Aumale» (actuel Réda Houhou) de Constantine. Il est en terminale quand il sera le témoin impuissant des massacres du 08 Mai 1945. C'est en juin de cette même année qu'il réussit à son Baccalauréat. Il s'inscrit à la Faculté de médecine d'Alger où il réussit à son PCB (actuelle 1ère année), en juin 1946. L'hostilité des étudiants européens d'Alger, qui ne pouvaient admettre l'intrusion d'un «indigène» dans cette caste qu'étaient les étudiants en médecine, le pousse à rejoindre l'université de Montpellier. Comme il me le racontera, il arrive en France, au début de l'automne, par une journée froide sous un ciel bas et gris, ce qui accentuera son sentiment de solitude. Découragé, il décide de rentrer au pays, mais une voix montait de ses entrailles lui dictant de faire le sacrifice de rester et de réussir non seulement pour lui-même et sa famille, mais aussi pour tous ces «indigènes» privés d'instruction. C'est ainsi qu'il réussit à son Doctorat en médecine et au diplôme de spécialiste en ophtalmologie en juin 1955. Il s'installe alors comme médecin libéral, au 20 rue de Constantine à Skikda. Il fermera son cabinet au bout de 3 semaines. Ce sera sa seule expérience dans le secteur privé. Le 20 août 1955 surviennent les événements de Skikda, lors desquelles des milliers d'Algériens seront massacrés par l'armée coloniale. Ainsi, en 10 ans, le Pr. Lazreg vivra deux massacres. Menacé, il s'expatrie en France d'où il rejoint l'ALN en 1956. Jusqu'à l'indépendance, il exercera comme médecin officier de l'ALN dans la Wilaya 5. Les conditions dures de la guerre n'entameront en rien son humanisme et son esprit de justice. Pour illustrer cela, un événement mérite d'être relaté. En 1958, dans les maquis des monts de Tessala (région de Sidi Bel- Abbès), un jeune officier déserteur de l'armée française est condamné à une exécution sommaire pour avoir mis en relief l'incompétence militaire du chef de zone. C'est alors que dans une lettre datée du 1er février 1958 (dont je détiens une copie), le capitaine Malek (que l'on connaîtra après l'indépendance sous le nom de Zirout Amine et qui sera professeur de pneumologie au CHU Oran) demande au Dr Lazreg d'intervenir auprès du colonel de la wilaya pour sauver ce jeune djoundi. C'est ce qui sera fait. Ce djoundi vit encore à Oran et, après l'indépendance, sera un haut cadre de la nation. A l'indépendance, le Pr. Lazreg va être nommé directeur de la santé militaire de la 2ème Région Militaire, poste qu'il occupera jusqu'en 1966, tout en dirigeant le service d'ophtalmologie du CHU d'ORAN qu'il fera transférer à la clinique «Front de mer». C'est pendant cette période qu'il repère la base aérienne française de la Sénia, désaffectée, et grâce à ses liens privilégiés avec le président Boumediene, il en fera la première université d'Oran. Il va occuper successivement les responsabilités suivantes: directeur de l'Ecole de médecine d'Oran en 1964, directeur du Centre universitaire d'Oran en 1966, recteur de l'université d'Oran-Es-Sénia en 1968, recteur de l'USTO de 1975 à 1987, président de l'Académie universitaire d'Oran en 1995. Il occupera un seul mandat électif, député d'Oran à l'APN. Un mandat lors duquel il ne cessera de se battre pour le développement de l'université d'Oran. Mais malgré les postes de responsabilité qu'il occupera, il restera pour tous «le bâtisseur». Ce rôle se traduira par la remise en état des hôpitaux militaires de Sidi Bel-Abbès et d'Oran (hôpital Baudens), construction de l'ISM d'Oran, transformation de la base militaire d'Es-Sénia en université, lancement des travaux de l'ENSEP et la cité universitaire «Le Volontaire» en 1970, construction de L'IGMO, réalisation du complexe USTO (1976), participation à la réalisation des centres universitaires de Tlemcen, Sidi Bel-Abbès, Mostaganem, Tiaret, Mascara et Bechar. L'infatigable bâtisseur partira en retraite en 1995, et comme tous ceux de sa génération, il partira dans l'indifférence totale de l'administration. De nombreuses distinctions scientifiques lui seront décernées. L'Etat le décorera de la médaille du Moudjahid. Cependant, la plus grande des distinctions, c'est la population d'Oran qui la lui décernera, ville qu'il a adoptée dès 1962 et qui l'a adopté, en baptisant la clinique d'ophtalmologie de Front de mer, «Clinique Lazreg», sans attendre l'intervention des officiels. Aami Hacène, au nom d'Oran, je vous dis tout simplement merci ! *Pr. chirurgie cancérologique CHU ORAN