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«Quand un cheikh reçoit un politicien, cela n'engage pas la tariqa»
Publié dans El Watan le 29 - 04 - 2012

– Depuis quand le soufisme est-il pratiqué en Algérie ?
Le soufisme est arrivé en Algérie à la fin du premier siècle de l'Hégire. Les chorfa (descendants du Prophète Mohamed par sa fille Fatima) en sont les initiateurs. Ils se sont réfugiés au Maghreb en raison de l'oppression qu'ils subissaient. Des exactions étaient commises à leur encontre par les Omeyyades et, plus tard, par les Abbassides. Le premier point de chute des chorfa, qu'on appelle communément m'rabtia, a été la ville de Tahert (non loin de la ville actuelle de Tiaret, à 150 km au sud-ouest d'Alger). Ils sont restés des dizaines d'années sur ces lieux, puis se sont éparpillés dans tout le Maghreb, en Algérie et au Maroc notamment. D'ailleurs, le mausolée de Sidi Slimane Ben Abdallah El Kamil ben El Hassan Ben El Hassan Ben Ali Ben Abou Talib abrite la plus ancienne tombe maraboutique au Maghreb. Elle se trouve à Aïn El Hout, à 20 km de Tlemcen.
Durant leur présence en terre maghrébine, ils sont bien évidemment entrés en contact avec les populations locales. Ils se sont installés généralement en dehors des villes, dans les campagnes et les montagnes. Les chorfa ont commencé à enseigner la religion musulmane. Ils possédaient un grand savoir théologique exotérique (charia) et ésotérique (haqiqa), que les fouqaha (gardiens du temple de l'orthodoxie traditionnelle) n'ont pas. L'islam qu'ils enseignaient était pur, dénudé de tout fondement officiel, contrairement à celui tenu par les fouqaha (érudits) de la cour omeyyade. C'était un islam maraboutique auquel les Maghrébins se sont attachés. Les chorfa se mettaient à l'écoute des pauvres, des défavorisés des orphelins et des victimes d'injustices commises par les pouvoirs en place. Ainsi, les chorfa ont organisé un mécanisme d'aide qui est devenu la zaouïa.
S'agissant des voies spirituelles, la première tariqa en Algérie est la Madyania, qui est l'ancêtre de la tariqa chadoulya. Elle a été fondée par Sidi Boumediène El Ghouti. En Algérie, parmi les tariqa les plus importantes, on peut noter la Kadiria, la Tidjania, la Rahmania, la Alawiya-Derkaouia, la Hibria-Derkaouia (actuellement appelée Belkaidia). Ces dernières sont issues de la Chadoulya.

– Quelle a été la relation des soufis avec les différents régimes successifs ?
Un soufi, par définition, ne cautionne pas le pouvoir et les gens qui gravitent autour. A l'origine, les soufis ont toujours été anti-pouvoir. Car, ils ont été, de tout temps, persécutés par les régimes en place. Nous avons une multitude d'exemples de soufis exécutés à la suite de fetwas (édits religieux) décrétés par les fouqaha. On peut citer Sidi El Halwi qui a été crucifié à Tlemcen. Beaucoup de soufis ont été assassinés. Ils avaient d'ailleurs un fondement dans leurs différentes tariqas : «Celui qui collabore avec le régime est un corrompu.» Les soufis interdisaient à leurs adeptes de bâtir une relation avec les dirigeants. Le mouride (élève dans une zaouïa ou disciple d'une tariqa) qui occupait une fonction dans l'administration était de facto exclu de la confrérie. Mais anti-pouvoir ne voulait pas dire soulever une révolte.
Il faut ajouter que les soufis, historiquement, refusaient également les compromissions avec le pouvoir, ce qui explique leur retrait dans des zones rurales, loin des centres urbains, à l'opposé des fouqaha, proches de la cour.

– Il semble que cette méfiance n'est plus d'actualité…
Au fil des siècles, d'autres confréries sont nées et ont adopté des positions plus conciliantes avec différentes autorités, comme la tariqa senoussia, dont les responsables s'entendaient bien avec les officiels ottomans. À partir du XVIe siècle, l'entrée des Ottomans en Afrique du Nord (sauf le Maroc) a été facilitée par les grands maîtres soufis, dont Sid Ahmed Ben Youcef El Miliani, qui était un grand pôle du soufisme. C'est lui qui a ouvert les bras à Aroudj et Kheireddine Barberousse. Sans lui, il aurait été impossible pour eux de rester à Alger, suite à l'assassinat, dans son bain maure, du maître des lieux, Salim Ettoumi. Grâce aux soufis algériens, l'Algérie a été rattachée à la Sublime Porte. Il faut comprendre que cette alliance s'est produite dans un contexte qui n'était pas clément pour les entités algériennes. Les Espagnols occupaient une partie du littoral, dont les villes d'Oran et de Jijel. L'Etat zianide était en déclin. Les confédérations tribales étaient, elles aussi, incapables de libérer les villes occupées. Donc pour chasser les chrétiens, Sid Ahmed Ben Youcef El Miliani a invité les Algériens à s'unir derrière les frères Barberousse. Les Turcs sont restés 350 ans. En même temps, il y avait des soufis qui étaient contre cette vassalité.

– Cette vassalité n'a pas toujours été coreligionnaire…
On dresse souvent un faux procès contre les zaouïas à cause de quelques pseudo-moqadem corrompus qui ont collaboré avec le colonisateur français et ce, à titre personnel. D'ailleurs, il n'y a aucun texte qui stipule que des tariqas en tant que telles ont fait allégeance à l'autorité coloniale.
– Mais les dirigeants post-indépendance ont avancé cet argument…
A l'indépendance, l'Etat national a marginalisé les confréries. Pourtant, elles avaient joué un rôle déterminant durant les révoltes populaires et au cours de la Guerre de Libération (l'Emir Abdelkader était adepte de la tariqa Kadiria et les cheikhs Amokrane et Aheddad étaient issus de la tariqa Rahmania). L'Etat avait opté pour le discours réformateur des oulémas (savants), perçu à l'époque comme moderne. Mais ce discours était de forme institutionnelle. Il ne se dirigeait pas vers les populations. En plus, et c'est ce qui est important à retenir, le discours des «oulémas» était un discours wahhabite importé d'Arabie Saoudite. Ce discours allait à l'encontre du référentiel religieux algérien qui se basait sur trois points essentiels, à savoir la doctrine achaârite, le rite de l'imam Malik (jurisprudence malékite) et le soufisme de l'école de l'imam Djounaid. Pour les dirigeants de l'époque, l'islam présenté par les tariqas était archaïque. Je pense que c'était une erreur d'agir de la sorte. Dans le fond, les gouvernants des années 1960-1970 voulaient en réalité gagner la sympathie de grandes figures de l'association des oulémas, vus comme une potentielle menace et un réservoir d'opposition, comme cheikhs Bachir El Ibrahimi, Abdelatif Soltani, Omar El Arbaoui, Mesbah Lahouidhek, Ahmed Sahnoun.
La création de l'association El Kiam était, en outre, pour le pouvoir, un organe cultuel à abattre. Donc, ils ont préféré concéder le champ religieux aux réformateurs, qui étaient tout de même, précisons-le, de grands érudits.
Toutefois, la marginalisation des zaouïas et la volonté de les faire taire a entraîné un vide spirituel. Les réformateurs ne pouvaient pas couvrir tout le territoire national, à l'inverse des zaouïas présentes sur tout le pays. De plus, peu d'Algériens possédaient la télévision pour suivre les leçons de religion des oulémas. Le manque d'alternative au référent religieux a ainsi laissé un terrain vierge au discours wahhabite, entré en force en Algérie à la fin des années 1970. Jusqu'à présent, si l'Algérie n'a pas encore nommé de mufti, c'est parce qu'elle n'a pas de référentiel religieux bien distinct et officiellement adopté par des textes clairs.
Par ailleurs, le colloque de la pensée islamique, initié à la fin des années 1960 par Malek Bennabi, est devenu par la suite une tribune pour les invités wahhabites qui provenaient des pays du Golfe. Au début, le colloque était moderniste, diversifié et équilibré. Puis, au cours des éditions suivantes, il a été infiltré par les wahhabites les plus radicaux. La grande erreur a été lorsque le ministère des Affaires religieuses a officialisé cette rencontre en la confiant à des pro-wahhabites et des pro-Frères musulmans. A partir des années 1980, le colloque a entièrement été dominé par les salafistes et son influence commençait à se faire sentir sur les jeunes. De là, une partie de la jeunesse algérienne s'est radicalisée, avec les conséquences que l'on connaît. Pourtant, les autorités pouvaient arrêter cette effusion dogmatique, puisque les signes étaient visibles.

– Pensez-vous que l'Etat essaye de réhabiliter les confréries ?
Oui et il faut réhabiliter l'islam maraboutique car il est le vrai référentiel religieux des Algériens. C'est leur vraie source religieuse et spirituelle.

– Il semble qu'il ne s'agit pas seulement d'une réhabilitation. Des zaouïas assument soutenir des politiciens
Si des zaouïas ont choisi de soutenir des candidats, il faut préciser que cela ne concerne que le soutien apporté par des moqadem (grade dans une zaouïa) ou des chouyoukh. Quand un cheikh reçoit un politicien, cela n'engage pas la tariqa. Les cheikhs continuent d'exercer une influence particulière sur une bonne partie de la population. Raison pour laquelle les politiciens demandent la baraka (bénédiction). Leur but étant d'être vus aux côtés des cheikhs. Quand les adeptes ou les gens de la région voient des accolades partagées, ils ont l'impression que le cheikh les soutient. Mais au fond, ce n'est pas toujours le cas. C'est une forme d'exploitation du religieux à des profits politiques qui laisse penser une forme d'immixtion du religieux dans le politique.


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