-Quelles étaient vos premières impressions avec le commencement du Printemps arabe ? Nous n'en croyions pas nos yeux : le Monde arabe bougeait dans une sorte de concertation charismatique ! Durant les journées historiques de la place Tahrir, nous étions là à scander les mêmes slogans que la foule, mais lorsqu'il y a eu des agressions contre les chrétiens, nous avons eu peur. Au moment où la Libye prenait le train du changement, nous avons suivi avec plus d'attention et, là, nous n'avons pas été d'accord avec la manière flagrante de provoquer un changement qui dépasse le consensus populaire. Nous avons déploré la «guerre humanitaire» qui, à notre avis, a fait plus de mal que de bien. Je crois qu'à un niveau collectif, ces révolutions sont encore à un stade embryonnaire et auront besoin de plusieurs années avant de mûrir et se stabiliser. Ce n'est pas en quelques mois que des habitudes civiques inculquées ou même imposées durant des décennies peuvent changer. Une évolution progressive est le gage d'une vraie assimilation, d'une nouvelle dynamique civique. Les masses arabes ont besoin de travailler en profondeur leurs aspirations légitimes et de se trouver les moyens judicieux pour les mettre en œuvre. -Pensiez-vous, en mars dernier, que la révolution syrienne allait durer si longtemps ? Nous n'avons jamais pensé que la révolution évoluerait de cette manière. Tant qu'elle était pacifique, non confessionnelle et civilisée, nous étions certains qu'elle pourrait braver les interdits et les coercitions, et triompher. Mais elle a perdu ce souffle très vite en se laissant infiltrer par des courants non démocratiques que désavoue une partie de ses leaders. Depuis qu'il est venu au pouvoir, le Président a dit qu'il voulait des réformes. Hélas, il a trop tardé, puis il a mal géré le début du printemps syrien, ensuite l'opposition est tombée dans le piège de la violence et du sectarisme et les choses se sont envenimées. -Les Algériens se souviennent encore des moines de Tibhirine, qui se sont mis aux côtés du peuple pendant la guerre civile des années 1990. Leur mémoire vous inspire-t-elle ? Bien sûr, les témoignages des moines de Tibhirine (nous avons vu plusieurs fois le film Des hommes et des dieux) nous inspirent dans notre engagement quotidien auprès du peuple syrien. Nous apprenons d'eux, en tant que religieuses chrétiennes, à ne pas politiser nos positions, mais à favoriser la compréhension charitable des revendications légitimes du peuple. C'est le peuple qui est maître de son destin et qui doit choisir le type de régime qui lui convient. Nous sommes là pour encourager ceux qui cherchent le changement, mais aussi à les orienter au cas où ils s'éloigneraient du bon sens : non à l'ingérence étrangère, non au conflit interne armé, préserver les acquis d'une saine contestation, restaurer par la réconciliation le tissu social ébranlé par des rivalités de clans ou des animosités artificiellement entretenues par des incitateurs ou par des actes de ségrégation confessionnelle. Bref, écouter les uns et les autres, les aider dans leurs justes revendications, servir d'intermédiaires pour les blessés, les opprimés, les prisonniers. Bâtir des ponts et détruire les murs. Dénoncer le mal et encourager le bien. -Etre à la fois religieuse et militante ne vous pose-t-il pas problème avec les autorités syriennes ? Avez-vous déjà subi des pressions ? Etre religieuse, c'est être témoin de la vérité, à la suite du Christ qui disait : «Je suis la Voie, la Vérité et la Vie.» Tout chrétien reçoit l'Esprit-Saint pour devenir combattant contre le mal qui œuvre en soi et dans la société. Au contraire, c'est parce que je suis religieuse que je suis militante pour les droits des plus pauvres, des opprimés, des sans-voix. A cet effet, et pour accomplir ma mission, le 5 novembre 2011, j'ai adressé une lettre au président Bachar Al Assad. Elle a paru en arabe dans le quotidien Ennahar et en français dans le quotidien l'Orient-Le Jour. Je lui demande de faire entrer des observateurs de la Croix-Rouge pour vérifier comment sont traités les blessés dans les hôpitaux et de créer un comité pour hâter les procédures judiciaires dans les prisons. Un résultat non négligeable de cette lettre fut la convocation salutaire des équipes de la Croix-Rouge pour visiter hôpitaux et dispensaires. J'essaie de mettre sur pied une ONG pour venir en aide aux prisonniers. -Pouvez-vous nous raconter votre vie quotidienne ? Comment vous partagez-vous entre engagement politique et exigences religieuses ? Nous vivons une vie communautaire pacifique et semi-cloîtrée (nous sortons très peu et uniquement pour des choses nécessaires) partagée entre la prière, le travail et le repos. Nous faisons par nous-mêmes les travaux domestiques. Nous nous occupons de couture, de peinture, d'objets sacrés, d'agriculture avec un soin particulier aux plantes médicinales, de traduction et autres travaux intellectuels. Nous accueillons souvent des personnes en quête de spiritualité ou blessées par la vie. Nous les accompagnons dans un chemin de réhabilitation. Il m'arrive de quitter le monastère pour des missions d'aide humanitaires : visites aux prisons, aux hôpitaux, aux familles sinistrées, réunions avec les jeunes qui cherchent à se mobiliser. Nous accompagnons un vaste réseau de volontaires à travers le pays qui œuvre comme une «armée de la miséricorde». Nous avons lancé une campagne de collecte de fonds pour venir en aide à la population sinistrée de la Ville de Homs. Bref, Nous faisons ce que nous pouvons pour soulager la souffrance de nos frères et sœurs en humanité, dynamisée par la parole du Seigneur Jésus : «Ce que vous avez fait à chacun de ceux-là c'est à Moi que vous l'aurez fait». -Votre message à tous les chrétiens et musulmans de la Syrie ? Nous sommes les fils d'un même père : Abraham et les créatures d'un même Dieu, Clément et Miséricordieux. Nous sommes tous les fils de Sem l'Araméen. Aimons-nous les uns les autres et méprisons ceux qui incitent à la «fitna», à la discorde confessionnelle. Ils ne sont fidèles ni à l'Evangile ni au Coran. Ils sont des «Mushrikïn». Mettons nos mains les unes dans les autres pour regarder ensemble vers un même but : faire de la Syrie une oasis de paix, d'entente, de liberté et de démocratie. Rendre notre Umma plus juste, plus libre, plus sûre. Une Umma où règnent le pardon, la tolérance, la diversité et la fidélité. En Syrie, capitale des Omeyyades, la grande tradition est au dialogue et à la tolérance. Enracinons-nous dans les valeurs héritées par nos ancêtres et ne cédons pas à la violence. Nous pouvons lancer une dynamique irréversible de changement par un mouvement pacifiste soutenu civilisé et civilisateur. Nul ne pourra y résister. Rappelons-nous l'exemple de Ghandi.