Tibhirine. Une localité tragiquement sortie de l'anonymat à la suite de l'assassinat, en 1996, des sept moines trappistes qui y vivaient en totale harmonie et entraide avec la population musulmane locale. Tibhirine, cette commune de la wilaya de Médéa qui signifie «jardins» se souvient encore de ces chrétiens adoptés depuis de longues années par ses habitants qui ont aujourd'hui encore du mal à se faire à leur cruel assassinat. «Ils étaient très aimables et aidaient beaucoup les gens les plus démunis. Ils distribuaient notamment le produit de leur culture en fruits et légumes et leur prodiguaient des soins dans l'infirmerie du monastère», se souviennent plusieurs habitants. L'interrogation est toujours persistante chez ces derniers qui ne comprennent pas quel mal les paisibles religieux avaient fait pour mériter un sort aussi atroce. «Nous sommes des musulmans, certes, mais ils ne nous dérangeaient en rien, ils pratiquaient leur religion tranquillement et c'étaient plus eux qui nous aidaient que nous», précise B. Mohamed, l'un des habitants de Tibhirine, aujourd'hui âgé de 25 ans qui, bien que très jeune à l'époque des faits, en garde un souvenir indélébile tant le choc de l'assassinat avait été brutal pour toute la population de Médéa, pour la majorité des Algériens et au-delà des frontières du pays. Le rejet de cet acte par les habitants de Tibhirine est tel qu'ils n'osent pas penser que les commanditaires de l'assassinat collectif puissent être des leurs. «Ce ne sont pas des gens d'ici, impossible», est-on convaincu ici. En se démarquant de cet assassinat, les habitants de Tibhirine veulent avant tout signifier leur esprit tolérant et leur refus de la barbarie comme moyen d'expression religieuse. Les moines assassinés avaient toujours été acceptés par eux jusqu'au jour où ils ont commencé à recevoir des menaces de mort par les intégristes hostiles à toute présence étrangère, a fortiori occidentale. Lorsque nous demandons si des habitants de Tibhirine sont montés au maquis durant les années de feu et de sang qui ont endeuillé l'Algérie, on nous affirme que non. Aujourd'hui, le monastère est toujours tenu par des moines, mais qui ne s'évertuent plus à y demeurer en permanence. Est-ce pour des considérations de pratique et d'organisation ou de sécurité ? Malheureusement, lors de notre passage, l'édifice était vide de ses locataires auprès desquels la réponse se serait trouvée. «Ils ne restent plus longtemps, ils passent une ou deux nuits et se déplacent sur Alger ou en France», nous informe le voisinage. Le jardin amoureusement cultivé par les religieux disparus continue de prodiguer ses moissons à la population qui en a encore besoin mais ne peut l'entretenir quotidiennement. La méfiance et la prudence se sont-elles installées dans l'abbaye ? L'assassinat des moines aura-t-il rompu le charme de la cohabitation historique entre chrétiens étrangers et musulmans algériens à Tibhirine ? ne pouvons-nous nous empêcher de nous interroger. Une partie de la réponse se trouverait, peut-être, dans cette statue de la Vierge Marie qui surplombe la colline de Tibhirine et dont le Christ qui se blottissait dans ses bras a été séparé de sa mère pendant la période terroriste ? Faut-il voir dans la mosquée érigée, il y a près de 20 ans juste en face du monastère, un signe de confrontation et de rivalité ou, au contraire, de coexistence confessionnelle ? Seuls les concepteurs du projet peuvent dire les motivations de leur choix de l'emplacement. «Des chrétiens parmi nous ? Jamais !» Si les habitants de Tibhirine disent admettre la présence des chrétiens religieux parmi eux, seront-ils aussi tolérants s'il s'agissait d'Algériens comme eux ? Une gêne palpable accueille d'emblée cette question. «S'il est convaincu par sa foi pourquoi pas, ça ne sert à rien d'obliger quelqu'un à faire ce qu'il ne veut pas, même si j'ai du mal à accepter cela», s'exclame le jeune Mohamed, qui esquisse néanmoins un sourire qui laisse douter de la «modération» de ses propos. Et de poursuivre : «Mais ce n'est pas une bonne chose car cela prouve qu'il n'a pas de personnalité et n'est pas assez fort pour s'accrocher à la religion de ses parents. En fait, c'est une question d'éducation. Quand on a été élevé sur des bases solides, on ne change pas comme ça. Si une connaissance à moi devait être dans ce cas, je tenterai de la dissuader mais si je n'y parviens pas je ne peux pas la forcer bien sûr.» Et s'il s'agissait d'une proche connaissance, un voisin par exemple ? «Je m'éloignerai de lui, quitte à changer de quartier si je peux, sinon je me contenterai de lui dire bonjour sans plus», nous répond-il tout de go. «Je fais la prière mais pas de manière régulière», avoue-t-il. Quant à savoir pourquoi l'idée de ne pas faire la prière choque moins que celle de ne pas faire carême, notre interlocuteur reste sans voix. L'opinion de Ahmed, père de famille d'environ la soixantaine, est plus tranchée et ne souffre aucune équivoque : «On n'a pas de chrétiens algériens ici et il n'y en aura pas même d'ici un siècle. Notre jeunesse est dans le droit chemin, elle est musulmane et pratiquante.» Lorsque nous insistons et lui demandons de supposer qu'un des habitants du village se convertisse au christianisme, il s'impatiente : «Cela ne pourra pas arriver et si ça doit arriver il sera banni du village. Il y a aussi des chrétiens étrangers qui se convertissent à l'islam, c'est cela qui fait plaisir.» Arborant une barbe, Ahmed était en compagnie de sa femme et sa fille, toutes deux voilées et qui écoutaient en silence ses propos. Impossible d'envisager qu'elles puissent intervenir pour donner leur avis sur la question. Nous les avions rencontrés à Tibhirine en train d'attendre le bus devant les raccompagner à leur village, Hanacha. A la question de savoir si tous les jeunes étaient aussi pratiquants qu'il ne l'affirme, Ahmed nous répond : «Même s'ils ne font pas tous la prière, ils jeûnent tous, il est hors de question de badiner avec la religion.» Il reconnaîtra avoir côtoyé dans d'autres villes des Algériens qui ne respectaient pas le jeûne pendant le Ramadhan. «Ce sont des Kabyles avec qui j'ai travaillé dans des chantiers de construction et qui mangeaient le plus normalement du monde à midi. Ces gens-là méritent d'être brûlés vifs, nous leur souhaitons de revenir au droit chemin.» L'arrivée du bus met un terme à notre conversation. Nous quittons Tibhirine pour rejoindre la capitale de la wilaya, Médéa, dont le choix n'est en fait pas fortuit : elle fait partie de ces villes conservatrices et «à cheval» sur tout ce qui a trait à la religion. Pendant la période terroriste, ses plaines à perte de vue et ses denses montagnes étaient l'un des fiefs privilégiés des groupes activistes qui ont trouvé dans la mentalité conformiste un terreau fertile pour propager leurs «convictions». Aujourd'hui, même si les éléments de l'ex-GSPC, affiliés désormais au réseau transnational Al Qaïda, ne font plus la loi comme avant, il n'en demeure pas moins que les pensées intégristes sont encore présentes dans cette ville, à moins de 100 km de la capitale. C'est d'ailleurs le cas dans bien d'autres. «Etes-vous des Algériens ?» Nous accostons un jeune homme, la quarantaine environ, à la barbe bien fournie et en djellaba, Abdellah M., accompagné d'un ami, attablés dans un restaurant du centre-ville. Comme à Tibhirine, l'anonymat est de mise, comme une manière de se démarquer d'un sujet aussi controversé. C'est qu'en plus, la décennie noire a eu comme autre dégât «collatéral» d'installer un climat de suspicion et de crainte par rapport à tout ce qui relève du religieux. A l'annonce de l'objet de notre enquête, notre interlocuteur lance cette interrogation qui renseigne on ne peut mieux dans quelle mesure le sujet est tabou. «Etes-vous des Algériens ?», nous demande-t-il croyant avoir affaire visiblement à la presse étrangère. A la question de savoir ce qu'il pense du phénomène du christianisme, il se montre catégorique : «J'en ai entendu parler mais c'est surtout concentré en Kabylie. Ceux qui se convertissent ainsi ne le font pas par conviction mais parce qu'on leur promet de l'argent et d'autres avantages. Ça c'est certain. Ce sont des gens ignorants et sans personnalité. Si une de mes connaissances devait choisir cette religion je ferai tout pour la remettre sur le droit chemin, mais si elle ne veut pas m'écouter je ne peux pas la forcer, même si je considérerais qu'elle s'est égarée du droit chemin. A ce moment-là, nos rapports ne vont plus être les mêmes, il y aura de la distance, je continuerai à lui dire bonjour et à entretenir des rapports juste à titre humanitaire, si elle est malade et qu'elle a besoin d'être transportée à l'hôpital je le ferai, sans plus. Car l'islam nous recommande avant tout de nous comporter correctement envers les autres», explique notre interlocuteur qui cite, à ce propos, l'exemplarité du prophète Mohamed dans ce sens. Mais pour Abdelkader, devenir chrétien est moins grave que de renier complètement l'existence de Dieu : «Le christianisme est quand même une religion monothéiste, mais l'athéisme est inadmissible. Si un ami devait l'être, je couperai tout contact avec lui, ça ne se discute pas. Pour moi, c'est une maladie, l'athée n'a aucun but dans la vie et est la proie à tous les vices.» Dans le même quartier, un vendeur dans une quincaillerie ne cache pas son irritation à l'évocation du sujet qui nous intéresse : «Je ne connais que l'islam, c'est notre religion», répond-il sur un air contrarié. Contre toute attente, il accepte de répondre à nos questions lorsque nous insistons : «Le prophète Mohamed avait bien des rapports avec les chrétiens et les juifs. Celui qui n'a pas été mis sur le droit chemin par Dieu ne peut l'être avec l'aide de personne. Moi, j'éduque mes enfants selon la religion de mes parents, le reste ne me concerne pas. Vous savez, dans le Coran il est dit qu'il viendra un temps où les gens auront un rapport avec l'islam comme s'ils tenaient de la braise. Celui qui y résistera la tiendra longtemps.» Notre interlocuteur ne veut pas en dire plus. Tout comme les précédents témoignages, celui de Hamid N., la cinquantaine bien entamée et enseignant de lycée de son état, ne souffre aucun doute : «Les chrétiens algériens ne peuvent pas avoir été convaincus. Au contraire, nous assistons depuis des années à de plus en plus d'étrangers qui se convertissent à l'islam mais l'inverse ne peut pas exister. Cela étant, chacun pour soi. Mais si je rencontre un chrétien je chercherai à comprendre ses motivations et essayerai de l'en dissuader. Qu'il soit ainsi ou juif, il faut suivre l'exemple du Prophète et se comporter avec humanisme. Nous avons vu où l'intolérance nous a menés. Moi, je croise encore des intégristes qui ne me disent pas bonjour parce que je ne porte pas la barbe, vous vous rendez compte ? Ces gens-là sont musulmans d'apparence. En réalité, ils n'ont rien à voir avec l'islam. En fait, ces gens-là cherchent à se distinguer pour compenser leur échec social.» Et de citer un proverbe arabe qui dit : «Sois différent, tu te feras connaître.» Notre enseignant se dit outré par la vague de prédicateurs qui s'autoproclament en tant que tels sans avoir rempli les critères rigoureux pour cela. Nous quittons Médéa. Inutile de chercher à trouver des chrétiens dans cette ville. C'est comme tenter de retrouver une aiguille dans une motte de foin. «Non, il n'y en a pas», nous répond-on à chaque fois. «S'il y a des chrétiens parmi nous, ils n'auront d'autre choix que de se cacher, autrement ce ne serait pas évident pour eux», nous dira l'une des personnes interrogées. Pourtant, renseignement pris, les habitants de Médéa ne sont pas tous aussi pieux qu'ils ne veulent le faire croire. Comme partout ailleurs, des fléaux sociaux, tels que la consommation de drogue, les vols, la prostitution… y prospèrent dans un environnement de religiosité que l'on veut le plus apparent possible. Chrétien «clandestin» Nous réussissons enfin à rencontrer un Algérien converti à la foi du Christ à la basilique de Notre-Dame d'Afrique, imposant édifice sur les hauteurs d'Alger. Il faut dire que les Algériens qui s'y rendent pour leur culte sont minoritaires et se font discrets parmi la majorité de fidèles étrangers, dont des employés ou responsables des chancelleries accréditées à Alger et autres fonctionnaires d'entreprises internationales. Aniss K. avoue la difficulté de s'affirmer en tant que chrétien : «Dans mon entourage familial et voisinage, personne n'est au courant. Je ne peux pas le dire à mes parents qui sont des pratiquants intransigeants et je connais leur point de vue là-dessus. J'ai déjà essayé de les sonder. Seuls deux ou trois amis intimes le savent, qui, bien que musulmans, sont assez ouverts d'esprit pour comprendre ma démarche.» Issu d'un quartier populaire, Bab El Oued, Aniss a du mal à pratiquer ouvertement sa religion. «Je suis un chrétien clandestin. Encore heureux que je n'habite pas loin de cette église, ce qui me permet de pratiquer mon culte. Ce qui n'est pas le cas de beaucoup de chrétiens que je connais qui se contentent de lire la bible en cachette. J'en connais qui sont partis vivre à l'étranger, en Europe surtout, tant ils ne se retrouvaient pas chez eux. C'est notamment le cas pendant la période tragique où il ne faisait pas bon de dire son opinion au risque d'y laisser sa vie.» Les quelques convertis qui «osent» venir prier à la basilique qui a bénéficié récemment d'une restauration se font le plus discrets possible et tentent de se «noyer» dans la majorité de têtes blondes qui s'y rendent régulièrement. Pour les habitués de Notre-Dame d'Afrique, il s'agit plutôt de catholiques. Contrairement à une ville comme Médéa, Alger a l'avantage d'offrir des avis plus partagés et disparates sur la question. «Je reconnais qu'il y a quelques années, je n'admettais pas l'idée que l'on abandonne la religion musulmane pour une autre, mais avec le temps je me suis posé beaucoup de questions et j'ai fini par me dire qu'au fond, si mes parents n'étaient pas musulmans en eux-mêmes, j'aurais pu être chrétienne, juive ou autre. J'ai fini par comprendre qu'à l'origine on n'a pas choisi d'être musulman, on l'est par héritage et rien ne nous interdit de nous interroger sur ces questions. Pourquoi considérer comme de l'apostasie le fait de rechercher la vérité et de se chercher soi-même finalement ?», dira Rachida B., cadre dans une entreprise de télécoms. Pour cette dernière, seules comptent la conviction et la sincérité dans la foi car la finalité de toute religion est «l'adoration de Dieu». «Et lorsque l'on adore Dieu, alors on aime forcément autrui quelle que soit la nature de sa différence.» C'est qu'avec le temps, notre interlocutrice a appris la tolérance même vis-à-vis des agnostiques : «A partir du moment où c'est sa conviction, personne n'a le droit de le contraindre à penser différemment. L'essentiel, c'est qu'il ne me gêne pas et ne me fasse pas de mal, le reste ça le regarde.» De nombreux avis plaident comme Rachida pour une séparation du politique et du religieux et pour la désacralisation de ce dernier. La Kabylie, un cas singulier ? Il faut se rendre en Kabylie pour retrouver des Algériens tolérants à l'idée d'une cohabitation entre chrétiens et musulmans. Et pour s'apercevoir que la quasi-majorité de cette minorité religieuse y est concentrée ou en est originaire. Il faut dire que cette région d'Algérie s'est toujours distinguée des autres par une liberté de pensée et de ton qui tranche avec les convenances traditionnelles et unanimistes. Des raisons historiques et socio-économiques diverses expliquent ce fait, dont le sentiment d'exclusion qui a été véhiculé par les Kabyles à l'égard du pouvoir central par rapport à leur dimension identitaire au centre de rapports conflictuels entre les deux parties. Aussi les Kabyles sont-ils des opposants et des révoltés nés, comme se plaisent à dire bon nombre d'entre eux. Nous choisirons comme première étape de notre périple en Grande Kabylie, la commune des Ath Yenni, à 40 km du chef-lieu de wilaya, Tizi-ouzou. Nouredine Z. est né et habite encore dans l'un des villages de la commune, Taourirt Mimoun. Depuis environ trois ans, il a décidé de devenir chrétien. Les premiers temps, cela ne s'est pas su, mais notre employé de la mairie du même village n'a pas tardé à en parler à son entourage familial puis à ses voisons. Bien qu'il soit le seul chrétien du village, il ne ressent aucun sentiment de rejet ou d'exclusion. Il a fini par être accepté par tous les villageois qui considéraient la chose comme une curiosité et «avec le temps tout le monde s'y est fait», raconte le quinquagénaire. C'est que dans la majorité des villages et villes kabyles, même si la pratique religieuse musulmane a commencé à s'installer ces dernières années parmi la jeunesse avec le développement du courant salafiste, cela n'a pas encore entamé le caractère généralement conciliant et modéré de ses habitants. C'est ce qui explique d'ailleurs que la Kabylie soit l'une des rares régions à n'avoir pas vu ses enfants rejoindre en nombre les maquis des terroristes pour y mener la «guerre sainte». C'est ce qui explique également que ceux qui ont choisi la voie du Christ y vivent le choix globalement dans l'acceptation par les autres. Et c'est ainsi qu'au vu et au su de tous que tous les samedis, Nouredine se rend à la commune des Ouacifs, à quelque 15 km de son village, pour la messe hebdomadaire qu'il effectue parfois avec son épouse, de même confession et originaire de cette circonscription. Nous l'y accompagnons. Au sommet d'une colline à la périphérie du village, c'est un local qui sert en réalité d'église, celle du village ayant été interdite au culte par les autorités : «A chaque fois, les services locaux du ministère de l'Intérieur nous invoquent un document à fournir et quand nous le faisons, ils nous trouvent autre chose et cela dure depuis plusieurs années», explique notre interlocuteur. Le début de la messe est prévu à 10 h et les fidèles arrivent peu à peu. La salle est presque à moitié pleine lorsque celle-ci est entamée. La majorité des fidèles viennent de Ouacifs, comme c'est le cas pour Madjid H., 38 ans et journalier de son état. «Moi, c'est un témoignage que j'ai eu. J'étais dans la débauche, désœuvré et très mal dans ma peau. J'ai écouté le Coran et visité tous les saints de la région en vain jusqu'au jour où, en 2000, un ami m'a convaincu de venir ici. Là, j'ai vraiment retrouvé la joie de vivre et une paix intérieure que seul Dieu peut vous procurer. Depuis, j'ai tout arrêté et me suis mis à travailler, j'ai même arrêté de fumer.» Au départ, notre interlocuteur a bien vu certains vieux du village tenter de le faire revenir à la religion de leurs aïeux avant de renoncer et d'accepter la chose : «Tout le monde est au courant et m'accepte tel que je suis. Nous avons même souvent des discussions avec des musulmans sur ce qui nous rapproche et nous différencie. Je considère que nos ancêtres ne sont pas une référence et que Dieu ne fait aucune différence entre ses créatures. La foi, c'est une question personnelle.» C'est également l'avis de Brahim, 36 ans, commerçant, qui, lui, a fait le grand écart en passant d'un islam rigoureux, voire intégriste, au christianisme : «Avant, je me comportais mal, je menais une vie d'enfer à ma femme, j'étais tout le temps suspicieux. Je n'avais pas de bons rapports avec mon voisinage, depuis que je me suis converti à la voie de Jésus, je me sens de plus en plus proche de Dieu.» Dans le café du village, un groupe d'hommes discute de tout et de rien. L'annonce de notre sujet d'enquête ne les ébranle nullement. «Ils sont assez nombreux chez nous et nous l'acceptons car c'est une affaire individuelle. Bien que nous soyons musulmans pratiquants, cela ne nous dérange pas à partir du moment où ils ne nous atteignent pas. C'est la même chose pour les athées, nous n'allons pas partager leurs tombes lorsqu'ils y seront enterrés !», nous dit-on en précisant que le nombre des convertis s'est accru, notamment depuis le début de la décennie. A quelque 30 km de Tizi-Ouzou, se trouve l'une des plus anciennes églises d'Algérie. Un héritage des sœurs blanches du temps du colonialisme. La chapelle des Ouadhias accueille en ce samedi 11 juin, jour de culte, une foule nombreuse. La salle est pleine à craquer. L'assistance est bigarrée, des plus jeunes au plus âgés. Y compris quelques vieux et vieilles dames, habituellement plus conservateurs de l'héritage religieux de leurs aïeux. Tous suivent avec attention l'intervention du pasteur adjoint, Hocine Benamer. Ce dernier confirme à son tour l'acceptation par la population locale de leur minorité. Y compris au plus fort du terrorisme intégriste, les occupants de l'église n'ont pas été inquiétés. «La seule fois, c'était en 2001, lorsqu'un groupe de signataires d'une pétition avait demandé la fermeture de notre église. L'idée est venue de la mosquée. Heureusement que les habitants de la ville n'ont pas suivi et ont exigé que soit aussi fermée la mosquée à ce moment-là», se rappelle notre interlocuteur qui regrette les pressions exercées par les autorités en vue de «mettre le bâillon dans la bouche des Algériens». Il citera notamment les conséquences de la loi du 28 février 2006 régissant le culte non-musulman. «Nous avons été malmenés 12 fois à la wilaya, à chaque fois on nous demande de compléter notre dossier par un document et le temps qu'ils nous donnent la réponse, celui-ci n'est plus valable.» Notre interlocuteur précise que l'église reçoit une communauté essentiellement convaincue et qu'au moins un cas de rejet par la famille est noté dans chaque village. «Au départ, c'est le rejet total pour le nouveau converti puis avec le temps ça finit par s'arranger généralement. Mais ce sont surtout les femmes qui subissent le plus de pression car elles ne sortent pas parfois de chez elles et subissent le diktat des hommes. Même si les plus persécutés ne peuvent pas exercer leur culte ni même garder leur bible, ils vivent intérieurement leur foi, c'est le plus important.» Condamné pour n'avoir pas jeûné A Aïn El Hammam (ex-Michelet), le nombre des adeptes de Jésus n'est pas négligeable aussi, nous assure-t-on. Mais c'est le cas de l'un d'eux en particulier qui nous intéresse, celui d'un habitant d'Ouzrou, l'une des communes de cette daïra qui s'est vu agrandir pour devenir carrément une ville. En septembre 2010, le tribunal local avait condamné Hocine F., 34 ans, à de la prison au même titre que son compagnon Salem F., pour avoir été surpris tous deux en train de manger en plein mois de Ramadhan sur leur lieu de travail, un chantier faisant face au commissariat de la ville. Finalement, ils s'en sont sortis avec un acquittement après un procès qui n'aura, toutefois, pas épargné aux victimes les séquelles morales d'une telle péripétie. L'affaire avait défrayé la chronique et avait fait couler beaucoup d'encre. Nous avons tenté de retrouver Hocine mais le jour de notre visite, ce dernier était sur un chantier. Un de ses voisins nous dira que si ce dernier n'avait pas voulu jeûner, c'est parce qu'il est tout simplement chrétien depuis quelques années. «Je ne vois pas pourquoi ils ont été arrêtés et condamnés puisqu'ils ont choisi leur voie, personne ne peut les obliger, ça serait les encourager à être hypocrite envers eux-mêmes et envers Dieu», nous dira le voisin de Hocine. Notre interlocuteur nous confirme que cette condamnation n'a pas empêché le concerné à poursuivre l'accomplissement de son choix confessionnel. «Parfois, ce sont ces mêmes policiers qui arrêtent les non-jeûneurs qui ne respectent pas ce rite, alors arrêtons cette hypocrisie et que chacun vive comme il l'entend», s'indigne-t-il.Sans doute, faut-il se résumer à conclure par les propos éclairés de cette enseignante universitaire qui invite les Algériens à «réapprendre à s'aimer les uns les autres». M. C. Les Affaires religieuses ne se prononcent pas Nous aurions souhaité compléter cette enquête par l'avis du ministère des Affaires religieuses, premier concerné par les questions liées à l'exercice du culte, et avons saisi par écrit ses services de communication. La demande d'interview est demeurée sans suite. Il aurait été intéressant de connaître la position des autorités sur notamment les répercussions de la loi du 28 février 2006, régissant le culte non musulman. Celle-ci ayant été à l'origine des décisions qui ont conduit à l'interpellation et à la condamnation de nombreuses personnes n'ayant pas respecté le jeûne. De même que ladite loi avait justifié la fermeture d'églises protestantes en Kabylie. Les décisions avaient été exécutées par le ministère de l'Intérieur. La loi du 28 février stipule, entre autres, «l'interdiction de toute activité dans les lieux destinés à l'exercice du culte contraire à leur nature et aux objectifs pour lesquels ils sont destinés»; «Les manifestations religieuses ont lieu dans des édifices, elles sont publiques et soumises à une déclaration préalable». Quant aux dispositions pénales, il est stipulé : «Est puni d'un à trois ans d'emprisonnement et d'une amende de 250 000 à 500 000 DA quiconque, par discours prononcé ou affiché, écrit ou distribue dans les édifices où s'exercice le culte, ou utilise tout autre moyen audiovisuel, contenant une provocation à résister à l'exécution des lois ou tendant à inciter une partie de la population à la rébellion, sans préjudices des peines plus graves si la provocation est suivie d'effets.» Il est également stipulé : «Est puni d'un à trois ans d'emprisonnement et d'une amende de 100 000 à 300 000 DA quiconque recourt à la collecte de quêtes ou accepte des dons, sans l'autorisation des autorités habilitées légalement.» M. C. Habiba Kouider «condamnée» à l'exil Le 20 mai 2008, une jeune Algérienne originaire de la ville de Tiaret, Habiba Kouider, 37 ans, a été condamnée à trois ans de prison ferme pour «pratique sans autorisation d'un culte non musulman». Le ministère des Affaires religieuses s'était constitué partie civile. Il lui était reproché précisément de transporter une douzaine de bibles lors de son interpellation, le 29 mars 2008, par la gendarmerie de Tiaret, alors qu'elle se trouvait dans un bus. Un délit jugé «imaginaire» par l'avocate de la jeune fille, puisque se basant uniquement sur des intentions et non pas des faits. La condamnation avait été prononcée conformément à la loi du 28 février 2006 régissant le culte non musulman. Avant sa condamnation, le procureur de la République lui avait signifié le choix entre «la mosquée ou le tribunal», selon ses affirmations. L'affaire en question n'a pas tardé à se politiser. Elle avait soulevé un tollé à l'échelle nationale et à s'internationaliser dès lors que des défenseurs des droits l'Homme s'en sont emparés et demandé au gouvernement algérien de revoir sa position vis-à-vis de la jeune convertie. C'est sans doute la médiation et l'avalanche de réactions suscitées par l'affaire de cette jeune fille qui avait choisi, quatre ans plus tôt, de se convertir au christianisme qui a donné lieu, en septembre 2008, à un verdict en demi-teinte : le juge ne se prononce pas définitivement et demande un complément d'enquête. Au-delà du verdit définitif prononcé à l'encontre de Habiba, qui a finalement été acquittée, la justice de son pays l'a finalement condamnée à ne plus être chrétienne chez elle, à rechercher une terre d'accueil qui serait plus hospitalière pour ses nouvelles convictions religieuses. Habiba finira, malgré elle, par plier bagages et s'exiler en Europe. M. C.