– Quelle lecture faites-vous des élections législatives du 10 mai 2012 ? Les élections du 10 mai sont à l'image du système politique depuis que la Constitution de 1989, modifiée en 1996, a autorisé le multipartisme. Le régime, d'après le texte de la Constitution, est démocratique, mais il est autoritaire dans la pratique. Les élections sont proclamées libres et honnêtes. Mais on n'a pas vu de débats démocratiques avec des partis autonomes et représentatifs. On a vu des créations précipitées et bâclées de nouveaux partis sans ancrage dans la société. La création quasi administrative de partis politiques, après des décennies de fermeture de la scène politique, conduit à discréditer l'idée même de démocratie auprès des populations. Le système politique algérien est une démocratie de façade qui affiche un multipartisme contrôlé et donne l'impression d'une compétition ouverte, avec parfois quelques débats superficiels, sans jamais permettre une véritable alternance. Les élections démocratiques exigent des débats durables sur les questions fondamentales : il n'y en a pas eu lors de ces élections. On change certains personnels politiques, par exemple en écartant le président de l'Assemblée nationale. Mais le système reste le même. On reste donc dans le schéma classique de l'utilisation des élections dans le système autoritaire algérien. Dans un tel système, les élections sont des réponses que se donnent les détenteurs du pouvoir poli- tique à eux-mêmes et à tel ou tel acteur de la scène politique nationale, sans oublier des clins d'œil aux acteurs de la scène internationale. Elles sont destinées à régler les problèmes au sein des appareils. Il ne faut donc pas en attendre des changements politiques importants et, encore moins, des réformes destinées à trouver des solutions aux problèmes que rencontre la majorité de la population.
– Dans ces conditions, que nous disent les détenteurs du pouvoir avec ces élections ? Ils nous confirment d'abord que le système est bien campé dans sa «légitimité historique» même si le chef de l'Etat a cru devoir avertir que ce type de légitimité est dépassé. C'est ce qui explique ce score incroyable du FLN. L'Algérie du 1er Novembre serait donc toujours là puisque le FLN est «plébiscité». Avec ces élections, le pouvoir «rassure» les différents acteurs politiques et économiques internationaux. Chacun a pu noter que les félicitations de nombreux Etats l'emportent sur les réserves. Le pouvoir voudrait rassurer tout le monde, tout en se rassurant lui-même en ce qui concerne les insurrections populaires. Il croit qu'en organisant une scène politique qui renforce la place de son parti, il se prémunit contre les insurrections populaires. Il oublie que Moubarak et son fils ont remporté les élections législatives égyptiennes quelques mois avant le soulèvement populaire. Cela signifie aussi le retour au leadership de l'ancien parti unique. Le RND est remis à la place d'un atout de réserve qu'il n'est pas nécessaire d'agiter tant que ce n'est pas utile. Ce n'est pas un changement. C'est un retour «aux sources». On ne le comprend que si l'analyse reste centrée sur les conflits et tout ce qui se passe au sein du système. Mais cela ne veut pas dire que le FLN va gouverner. Il ne gouvernait déjà pas quand il était parti unique. Les orientations stratégiques et les grandes décisions politiques restent l'affaire d'autres personnels qui ne sont pas dans l'Assemblée nationale. Je crois que sur la question de la détention et de l'exercice du pouvoir, il convient de rester dans la ligne de ce que j'ai déjà expliqué dans mon livre (éditions L'Harmattan 2003 – Paris) sur le système politique militarisé : L'emprise du commandement militaire reste forte, grâce à sa police politique, sans laquelle il est aveugle dans le domaine politique. C'est la caractéristique essentielle de ce système politique, même si l'actuel chef de l'Etat a pu quelquefois faire bouger les lignes. Je pense que le travail que publie le sociologue Nacer Djabi et qu'il résume avec clarté dans son interview à votre journal confirme et approfondit cette ligne générale d'explication du système politique algérien. On peut ajouter aussi que les gouvernants adressent un «avertissement» aux partis islamistes «gouvernementaux» : «Nous n'avons pas fait une guerre contre l'islamisme politique, populiste, pour vous ouvrir les portes du pouvoir. Vous pouvez gérer sous notre direction, vous pouvez même participer au partage de la rente, mais restez dans les clous.» A plus long terme, lorsqu'on sera de nouveau face aux problèmes réels, par exemple face à la corrosion du tissu social par les inégalités, les mécontentements, les émeutes et les violences diverses, on se rendra compte que l'affichage de «résultats rêvés» contribue plus au pourrissement de la situation qu'à la solution des problèmes. De nombreux partis crient à la fraude, mais les observateurs internationaux ont salué le déroulement du scrutin…La question de la fraude exige que l'on précise les termes du problème. Dans les systèmes politiques autoritaires qui n'acceptent pas l'alternance, il est vital d'empêcher que cette alternance soit imposée par les urnes. Il convient alors soit de créer ou de favoriser une scène politique contrôlable, soit d'assécher cette scène par la répression et diverses interdictions ou manipulations. Si ce résultat n'est pas assuré, le gouvernant recourt à d'autres modes qui touchent plutôt le scrutin, les urnes et les résultats. En Algérie, on peut facilement vérifier les politiques et les manipulations relatives à la scène politique. Mais la maîtrise de cette scène par les gouvernants facilite, à son tour, l'obtention des résultats voulus sans que les quelques «dépassements constatés» puissent être considérés par les observateurs comme une fraude sciemment organisée. Il y a une sorte d'expertise algérienne dans ce domaine. C'est précisément ce qui conduit les quelques dizaines d'observateurs à conclure qu'ils n'ont pas vu de fraudes massives. A leur décharge, ils ont réclamé sans succès les listes électorales. Ils auraient pu refuser d'observer sans disposer de ces listes. Mais il faut bien voir que ni les USA, ni l'Union européenne ne sont sur une ligne de confrontation avec le gouvernement algérien à propos de la question de la démocratisation. Leurs intérêts immédiats sont ailleurs, par exemple dans le contrôle de la situation et des frontières aux confins des Etats voisins du Sud algérien ou encore dans l'acheminement du pétrole et du gaz. Il faut en plus se rappeler qu'il y a plus de 47 000 bureaux de vote à contrôler. C'est dire que seul un contrôle citoyen avec des partis, des associations, des journalistes, des militants des droits humains peut assurer des élections honnêtes. Ce que le gouvernement refuse.
– Quelles sont les conséquences de ces élections sur la scène politique ? Les élections, comme je l'ai indiqué précédemment, ne sont pas envisagées et réalisées pour régler les problèmes de la société et des populations. On vote souvent en Algérie. On a même voté pendant la guerre civile, sans que l'Assemblée nationale discute des problèmes les plus graves, notamment sécuritaires, qu'affronte le pays. La vie politique, après ces élections, continuera donc comme avant. Pour qu'un vote modifie la scène politique, il faut un système politique basé sur la légitimité démocratique. Or, dans la démocratie de façade, seuls la Constitution et les discours sont démocratiques. La pratique politique est largement autoritaire. Si les élections devaient avoir un effet pour façonner la scène politique, nous changerions de système. J'ai écrit et dit, avant ces élections, que les islamistes n'arriveront pas au pouvoir et que rien, absolument rien, n'indique un changement du système politique. Le fait que le FFS entre à l'Assemblée ne modifiera pas le rapport de force. Il peut juste y trouver une tribune qui n'est pas négligeable s'il trouve des capacités et des intelligences pour l'utiliser, en y présentant des analyses solides et des propositions qui répondent sérieusement aux aspirations des populations.
– Comment interpréter la participation du FFS à ce scrutin ? Je crois que la participation du FFS aux élections doit être analysée pour ce qu'elle est : une tactique par laquelle ses dirigeants espèrent faire mieux vivre un parti dont la stratégie de boycott a trouvé ses limites. Mais il n'aura pas la force de faire adopter des lois ou de s'opposer aux politiques gouvernementales. Les rumeurs selon lesquelles le FFS participera au gouvernement sont, comme d'autres rumeurs, destinées à éviter de parler des vrais problèmes. Une vingtaine de nouveaux partis créés «administrativement» et de nouveaux députés en quête d'intégration dans le système ne modifieront pas la scène politique. Encore une fois, les élections peuvent au mieux révéler de nouveaux rapports de force au sein même du système. Il n'y aura donc pas plus de débats de fond qu'avant les élections.
– La nouvelle Assemblée a-t-elle la légitimité nécessaire pour réviser la Constitution ? Il y a plusieurs types de légitimité. Il y a la légitimité démocratique fondée sur un contrat ou une Constitution respectueux du pluralisme politique, associatif et culturel de la société, qui permet à une majorité de gouverner, après des élections libres et honnêtes, tout en respectant les droits des minorités de toute nature, non seulement dans les textes et les discours mais également dans la pratique. L'Assemblée actuelle ne peut pas y prétendre. Il y a la légitimité que confère l'acquisition et l'exercice du pouvoir, surtout lorsque celui-ci est exercé depuis longtemps. Le temps, comme on l'a dit, «fortifie ce qui est fort, affaiblit ce qui est faible»… L'Assemblée actuelle n'est ni plus ni moins légitime que la précédente. Ceci étant, je ne vois pas pourquoi elle serait légitime pour voter des lois et non légitime pour réviser la Constitution. Les élections algériennes d'aujourd'hui et d'hier n'apportent rien de nouveau en termes de légitimité. Le régime et ses relais ont tenté de faire croire, avant le 10 mai, que la future APN sera une Assemblée constituante… Pardonnez-moi, je n'ai pas entendu cette rumeur. Si elle a existé, il n'y a pas lieu de lui faire écho parce que ce serait trop se moquer du peuple inutilement. Un pouvoir n'accepte jamais de se refonder par une Constituante sans pression et sans remise en cause fortes de ses bases. A moins qu'il s'agisse d'une farce ou d'une manipulation…
– Certains observateurs de la scène nationale pensent que la course à la présidentielle de 2014 est déjà lancée et que la durée de vie de L'Assemblée issue des législatives de mai 2012 serait courte. Qu'en pensez-vous ? Quand il n'y a pas de débats politiques, économiques et socioculturels sérieux, avec des forces politiques syndicales et associatives libres et représentatives, certains s'ingénient à créer de toutes pièces des débats qui ne correspondent à rien. Faute d'analyser de vrais problèmes comme la place du commandement militaire et de son instrument politique (DRS) dans la vie politique économique et sociale, les différences entre le FLN de la Guerre de Libération et le parti actuel, l'instrumentalisation de l'islam par des groupes politiques y compris par les gouvernants, les projets de réforme du système éducatif et l'apprentissage du sens critique à l'école, l'utilisation de la rente pétrolière, la corruption, les effets de la guerre civile, on donne libre cours à l'imagination pour mettre au devant de la scène des manœuvres qui les intéressent et les font vivre. Ceux qui connaissent ce système politique savent qu'il n'y a de course à la Présidence qu'au sein du personnel du système. Les acteurs créés par le système tenteront de faire valoir leurs capacités pour ne pas être oubliés au moment des choix. Mais je pense que, pour l'instant, l'agitation que l'on peut observer correspond plutôt au remodelage du rapport de forces au sein du système occasionné par les élections.