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L'œil critique de l'ophtalmologue
Publié dans El Watan le 14 - 06 - 2012

Sa silhouette furtive s'engouffre dans le vestibule de l'appartement qu'il occupe sur les hauteurs d'Alger. Le professeur de médecine à la retraite nous reçoit chez lui avec un mélange d'élégance et de décontraction. D'humeur exquise, il nous fait part de sa passion pour la lecture et l'histoire et nous invite dans sa bibliothèque bien garnie.
Ce fringant intellectuel est plus connu comme professeur de médecine à la réputation bien établie. Mais ses horizons sont autrement plus vastes. Il nous dira pourquoi il aime l'histoire et la chose politique, avec laquelle pourtant il a pris ses distances depuis l'indépendance.
Il est vrai que le professeur Djennas n'a jamais traîné la réputation d'un homme de réseau prêt à tout pour assouvir une quelconque ambition dévorante de pouvoir. De l'avis de ses amis, Sid Ali
Abdelhamid et le Dr Amar Benadouda,
«Si Messaoud a été un médecin militant, dévoué au sort de ses malades. Il a continué toutes ces années passées à réfléchir en homme libre aux interactions de la science médicale et aux attentes de la société pour laquelle il s'est tant investi depuis sa tendre jeunesse…».
Modeste et discret, le professeur parle plus des autres que de lui-même. Il semble nous suggérer que le passé d'un homme est étroit et court à côté du vaste présent des peuples et de leur avenir immense. Il est né à El Aouana près de Jijel. «On l'appelait Cavallo. Le village était haut perché sur la montagne, enfoui dans la forêt. Je me souviens de souk Larba, marché hebdomadaire où affluaient les habitants de la région. Depuis, il y a eu des changements. Désormais, c'est au piémont près de la mer qu'est désigné le village d'El Aouana.»
Homme de principes
De son père Mokhtar, paysan, il garde des souvenirs vivaces, notamment de sa conversion en mandataire au marché de gros de la rue de la Lyre, à Alger, près du domicile où la famille s'est installée au début des années trente. Mais Mokhtar, à l'instar des gens de sa région qui affectionnaient ce métier, aura son «statut» officiel à Belcourt, lorsque Les Halles centrales ouvriront leurs portes en 1937. Il aura un carreau au marché et emménagera dans une villa sur les hauteurs du populaire quartier de Belcourt. Lorsque la Deuxième Guerre mondiale éclate, Messaoud, studieux élève, était déjà un adolescent au fait des choses. Son père lui avait expliqué le but du grand meeting organisé en 1936 au stade municipal par pratiquement toute la résistance, à sa tête le leader du futur parti PPA, Messali… «En fait, j'ai commencé à militer en mars 1943. J'étais structuré au parti. En mai 1945, j'ai pris part aux manifestations. J'ai été arrêté et j'ai écopé de 8 mois de prison. Les gendarmes étaient venus me chercher à Jijel où je m'étais retiré. J'ai fait Serkadji, puis la prison militaire de Bab El Oued jusqu'en mars 1946, où j'ai été libéré à la faveur d'une loi d'amnistie votée par l'Assemblée française. J'étais médersien à Sidi Abderrahmane, j'avais passé un concours en 1944. C'est là que j'ai connu Mustapha Feroukhi, mort dans un accident d'avion avec sa famille alors qu'il devait joindre l'Indonésie pour y représenter le GPRA. J'y ai connu aussi Mohamed Mahfoudi, un érudit de Tébessa, Mohamed Lamrani…»
Messaoud obtient sa première partie du bac en 1947 et la deuxième au lycée Bugeaud. En octobre 1948, il part à Montpellier avec Ahmed Aroua et Baba Amar pour y poursuivre ses études de médecine. Le 7 mai 1951, ils reçoivent la visite de Bourguiba venu leur annoncer le passage à l'action directe face au colonialisme. Messaoud sera chargé par ses camarades de prononcer une allocution. Ils retrouveront Bourguiba à Paris à la fin de l'année 1951 à l'occasion de l'accession de la Libye à son indépendance, où Azam Pacha, secrétaire général de la Ligue arabe, avait prononcé un long discours appelant les Arabes à se libérer du joug de leurs oppresseurs. «Nous y avons souscrit, naturellement. Nous en avons profité pour rendre visite à Mohamed Belouizdad, hospitalisé dans un sanatorium parisien, qui visiblement souffrait mais qui ne s'était jamais affranchi de cette volonté de retourner au pays.»
Militant engagé
A Montpellier, les étudiants algériens créeront une section importante la 3e de l'UGEMA, avec 105 membres dévoués à la cause nationale dès le 1er novembre, avec les Toumi, Khemisti, Benadouda, Aroua, Laliam, Feradi… Ils seront en phase avec la grève des étudiants en mai 1956, et la grève des 8 jours à laquelle ils participeront activement. «On a été arrêtés, tout le corps médical avec 9 médecins en pleine bataille d'Alger, le 27 février 1957 et transférés au Centre de transit de Beni Messous jusqu'à la fin juin. Après, on nous a emmenés à Berrouaghia, et à Bossuet jusqu'en novembre 1958 où nous avons subi les affres des ‘‘camps'' ». Libéré, Messaoud est encouragé à reprendre ses études et prépare une thèse en ophtalmologie à l'université de Montpellier ayant pour thème «Les formes atypiques de la tuberculose cornéo-sclérale». Ses études terminées, le FLN l'oriente vers le Maroc, à Oujda, dans le camp de l'ALN, puis à Meknès. Au cessez-le-feu, le GPRA, face aux exactions de l'OAS, décide d'envoyer ses médecins en Algérie. Messaoud se retrouve dans une clinique au Clos Salembier, puis affecté dans une autre à Cervantès. Il exerce en solo durant quelques mois et décide de rejoindre les hôpitaux en 1964 jusqu'à sa retraite en 1991.Messaoud prendra ses distances avec la politique.
«Depuis l'indépendance, je n'ai pas activé dans le domaine politique. A Oujda, j'avais déjà compris que l'Algérie allait virer vers l'aventurisme. Je l'avais confié à mon ami Khemisti. Au lendemain du cessez-le-feu, alors que j'étais encore à Meknès, je reçus un coup de fil de Khemisti, qui a été mon cadet à la Faculté de médecine de Montpellier. Il avait beaucoup de respect et de considération pour moi. Pour ma part, j'éprouvais pour notre futur ministre des Affaires étrangères des sentiments d'affection et même d'admiration et de fierté. Il symbolisait, à mes yeux, cette jeunesse algérienne toujours ardente au combat et constamment à l'avant-garde des luttes pour les causes justes. Je lui ai dit : ‘‘Voici ce qui risque de se passer demain. Nous assistons actuellement à une alliance contre-nature entre Ben Bella, Boumediène et Ferhat Abbas.
Le premier ayant un grand prestige mais sans force d'appui, le second la force sans la notoriété. Quant à Abbas, il jouit d'un incontestable prestige auprès du peuple. Il est également le principal représentant de la bourgeoisie intellectuelle mais, à mon sens, Abbas n'a absolument rien de commun avec Ben Bella, et encore moins avec Boumediène. Il est le maillon faible du groupe. Entre ces trois candidats à l'autorité qui pourrait prendre la suite du GPRA, les contradictions vont fatalement apparaître et s'aiguiser crescendo.'' Abbas sera éliminé en premier par le tandem révolutionnaire Boumediène-Ben Bella, ensuite celui-ci par celui-là, la boucle sera alors bouclée. Dans le scénario à haut risque, le FLN ne devra plus servir que de faire-valoir et d'alibi doctrinal sans consistance.» «‘‘Un conseil, ai-je dit pour conclure, retourne en Suisse pour terminer tes études. Laisse la politique pour plus tard.'' Tels sont les propos que j'ai tenus à Khemisti à Rabat au lendemain du cessez-le-feu.»
Médecin formateur
Messaoud, passionné d'histoire, a écrit un bel ouvrage consacré à l'Algérie. «J'ai milité très jeune et j'étais marqué par tout ce qui concerne l'histoire de mon pays. Je ne peux revendiquer l'indépendance d'un pays sans en connaître l'histoire. Ensuite, quand j'étais étudiant, je me disais, une fois les études terminées, je ne ferai pas seulement médecine mais aussi de la politique dans la future Algérie. Je me proposais de faire une licence d'histoire et une autre en sciences politiques. Malheureusement, je n'ai pas pu le faire. Cela dit, je reste constamment branché sur l'histoire.» Messaoud reste incontestablement marqué par la personnalité de Mohamed Belouizdad qui l'a «fasciné» et par Ouamrane avec lequel il était emprisonné à Bab El Oued en 1945, qu'il qualifie «d'homme lançant avec le sourire un défi à la mort» ou encore Lahouel Hocine.
A propos de certaines voix qui s'élèvent pour réclamer une hypothétique repentance de la part de l'ancien occupant, Messaoud plaide plutôt pour l'apaisement. L'Algérie qui a payé le prix fort pour son indépendance doit regarder vers l'avenir. Quant au pardon exigé, il estime que c'est à la France de faire son examen de conscience si elle le veut.
Le professeur considère qu'il n'a rien à regretter de ses options depuis son engagement politique, «l'Algérie pouvait certainement faire mieux depuis 50 ans.
Beaucoup de choses ont été faites, et beaucoup d'autres ont été mal faites. La chose essentielle que je retiens en cette année de célébration du cinquantenaire, c'est que le peuple algérien est parti de zéro en 1954, avec sa seule conviction, son esprit de sacrifice. Et grâce aux dirigeants de la lutte, l'Algérie a atteint son but. Et personne ne peut enlever le mérite à ceux qui ont déclenché le 1er Novembre 1954, à ceux qui ont mené la lutte et au peuple algérien. Certes, on pouvait mieux faire depuis l'indépendance.» C'est dit sobrement, mais sous la rondeur du verbe perce la pointe de la critique. Médecin dans le secteur de la santé publique durant plus de 30 ans, Messaoud a formé plusieurs générations dans la spécialité qui est la sienne.
Le secteur, aujourd'hui décrié, ne le laisse pas indifférent. «Le système de santé souffre de beaucoup de bureaucratie et d'intérêts inavoués. Ce que j'avais écrit il y a 22 ans dans Algérie Actualités est valable aujourd'hui. A l'époque, il y avait déjà pénurie de médicaments.» Messaoud a suffisamment de recul sur lui-même pour ne pas tomber dans la critique stérile. Mais il
compare : «l'industrie pharmaceutique algérienne qu'on devrait encourager ne satisfait à peine que 30% de la demande. Au Maroc, ils en sont à 80% et en plus ils exportent. C'est presque le même taux en Tunisie. Regardez la différence et le gâchis…»


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