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Onfray, Camus et nous
Publié dans El Watan le 04 - 09 - 2012

Je dois aussi vous préciser que j'ai milité comme l'écrasante majorité de la population algérienne pour l'indépendance de l'Algérie, et si c'était à refaire, comme tout le monde je le referai conscient que je lutterai pour retrouver la liberté et ma dignité. Pour que vous sachiez davantage de ma personne, je n'appartiens à aucun parti et que je suis musulman sans être un pilier de mosquée.
Vous avez deviné que je ne suis pas un philosophe et encore moins un adepte de la philosophie. Cette discipline qui est présentée comme une science dans le domaine de la réflexion sur les êtres, les valeurs envisagées au niveau le plus général, sa caractérisation en l'absence d'une méthodologie et d'études d'un objet déterminé est difficile, sa compréhension m'est ardue et d'un intérêt souvent obscur.
Pour le profane que je suis, je retiens de la philosophie le mot philos, qui veut dire sagesse ou amour de la sagesse et dans notre langage populaire être philosophe c'est être sage.
Cette sagesse nous la trouvons incarnée par d'éminents personnages dont la voix s'élève à chaque fois que la liberté est bafouée et les droits violés. Ils dénoncent les crimes où qu'ils se trouvent, hier c'était Guernica, Auschwitz, le problème colonial comme en Algérie, et aujourd'hui les guerres en Palestine, en espérant qu'ils interviennent dans les conflits du Moyen-Orient.
Ces philosophes prônent la paix, prennent la défense des opprimées, militent pour le respect des êtres et le dialogue des civilisations.
Nous savons par notre culture populaire que certains de vos collègues sont de véritables chevaliers de l'apocalypse, qui n'hésitent pas à nous livrer le produit toxique de leur insomnie et solliciter à longueur de journée radio et télévision pour distiller leur fiel et leur haine contre tous ceux qui n'adhèrent pas à leurs valeurs, ou qui n'ont pas la même façon de vivre comme eux.
Certains se permettent même de transporter la «démocratie» sur le toit des chars dans un pays qui n'a rien demandé et qui de toutes les façons serait arrivé à se libérer grâce au génie de ses hommes comme l'a fait le pays voisin.
Vous-même, alors qu'on espérait beaucoup de vous, vous êtes déjà sur la liste des islamophobes au même titre que les orientalistes qui sous le couvert de l'exotisme ne réalisaient pas comme vous aujourd'hui les différents aspects civilisationnels de l'Islam. Vous faites partie de la même école que ceux qui ont inspiré le discours odieux de Sarkozy au Sénégal, et qui nient même les apports des savants arabes. A croire ce courant, ce mouvement dont vous faites partie à votre façon, les traductions arabes qui n'ont rien apporté à l'occident car elles ont existé bien avant eux et pour Gougenheim dans un livre intitulé Aristote au Mont St Michel reprenant les travaux de chercheurs comme Jacques de Venise sortis d'on ne sait où, les traductions chrétiennes reposeraient dans l'Abbaye de Saint Michel. J'ai visité la bibliothèque de cette très belle presqu'île il y a 50 ans, les guides ne mentionnaient pas les archives attestant l'antériorité des traducteurs chrétiens. A les croire, ces travaux rendent caduc tout apport civilisationnel des savants arabo-musulmans, ce que ne conteste même pas Saint Thomas D'Aquin. De plus, vous le savez bien que les latins ont existé sans les grecs, surtout à un moment où l'église orthodoxe n'était pas en sainteté, ils ne se sont revendiqués comme gréco-latins que bien après la transmission des messages des philosophes helléniques par le savoir musulman. D'ailleurs, à ce jour, les meilleurs travaux arabes dans ce domaine demeurent en Perse, un pays musulman.
Vous dites que vous êtes «un niestzschéen de gauche» ; même avec cette étiquette cela ne nous empêche pas de vous soupçonner de posséder des zestes d'idées comme la prédominance de l'Etat fort sur l'Etat faible, le faible incapable de créer et en quelque sorte vous admettez la prééminence des races supérieures sur les races inférieures qui font que même s'il s'est séparé de Wagner, Nietzsche restera un idéologue du nazisme. Aussi, ne soyez pas étonné d'être traité d'antisémite comme le fut sa sœur et de ce fait que votre nom figure sur la liste d'attente des antisémites avant d'y être de pleins droits à la moindre petite incartade de votre part.
Mais revenons à ce qui a motivé mes propos : Camus et notre lutte de libération. Vous affirmez avec force et passion que Camus n'avait pas l'esprit colonial. Je ne sais pas quelle est votre définition du colonialisme ; pour moi, elle est très simple, elle découle de ce que j'ai vécu. Pour moi qui l'ai subi c'est un pouvoir qui a déstructuré ma société, spolié la terre de mes ancêtres, qui m'a humilié, qui a torturé, assassiné des milliers de mes compatriotes, qui nous a administrés sous le régime de l'indigénat et du statut du français musulman, un sujet du pouvoir républico-impérial.
Tout comme vous, Camus nous reprochait d'avoir utilisé en premier la violence, mais avant d'arriver à la déflagration de 1954 que n'avons-nous pas essayé pour éviter le sang des habitants de ce pays. Et d'ailleurs, le FLN n'a jamais parlé d'une victoire militaire, il a dépêché les meilleurs de ses fils pour aller plaider notre cause dans toutes les instances internationales et s'il faut parler de victoire, elle a été surtout politique.
En somme, vous nous auriez conseillé d'agir comme Gandhi. Mais vous oubliez ce qu'il a dit : que si le choix restait uniquement entre la lâcheté et la violence, je n'hésiterai pas à conseiller la seconde. Camus lui-même disait : «Je ne pense pas qu'il faille répondre aux coups par la bénédiction.» Et il ajoute : «Je crois que la violence est inévitable, les années de l'occupation nous l'ont appris.»
Donc, tout le mal viendrait de la violence que nous avions été les premiers à utiliser et qu'à vos yeux on est sur le même pied d'égalité que nos colonisateurs, qui se sentent encouragés pour redoubler de violence au moment où nous célébrons le 50e anniversaire de notre indépendance (mais qu'ils ne se fatiguent pas, ils ne déstabiliseront pas notre jeunesse).
Ou vous êtes de mauvaise foi, ou vous ne connaissez rien de notre histoire ou les deux à la fois.
La violence a commencé le jour même où les troupes coloniales ont mis les pieds sur notre terre. Lisez les comptes rendus de Bugeaud ou les lettres de Saint Arnaud à sa femme, vous serez, j'espère, choqué, indigné et prendriez conscience de votre légèreté. Ces violences, bien entendu, se sont poursuivies durant toute l'ère coloniale et durant notre lutte de libération, elle se sont même accélérées et accentuées. Nos violences dans les villes n'ont commencé qu'en août 1955 après que les troupes coloniales aient entrepris des massacres de nos populations dans les Nemechtas, les villages et nos campagnes, à Alger elles n'ont débuté qu'après les assassinats de la rue de Thèbes, et à Tlemcen elles n'ont apparu qu'après le meurtre du docteur Benzerdjeb. Monsieur Onfray, vous approuvez en sorte les actions des troupes coloniales en donnant raison à Camus qui disait qu'à partir du moment où l'opprimé prend les armes, il met un pas dans l'injustice. En somme, nous n'avons à nous en prendre qu'à nous-mêmes pour les morts qu'on a eu à déplorer. Vous ne dites pas mieux que ceux qui faisaient payer à la famille les balles qui ont été utilisées pour fusiller un de leurs proches.
Camus qui dénonçait les misères des gens de Kabylie a cessé d'être aux côtés du peuple algérien lorsque les combats et la torture se sont généralisés. Il se rangera résolument du côté de sa communauté au détour d'un meeting à Alger où il fut conspué par les pieds-noirs, un peu comme Guy Mollet, qui, à la suite de quelques tomates lancées contre lui par les ultras, renoncera à ses promesses de chercher la paix avec ceux qui luttaient. Camus, dès lors, restera insensible à tous les appels et notamment à celui de Taleb Ahmed (pourtant un admiratif de ses œuvres) qui, du fond de sa cellule l'exhortait à se joindre à ceux qui œuvraient pour l'allègement de la souffrance du peuple algérien. Plus que ça, un moment où la pratique de la torture était connue de tous, il refusera de s'associer à ceux qui la dénonçaient. Jean Amrouche, un ami de Camus, sollicité encore une fois pour obtenir son adhésion, répondra : «cessez de me harceler, je ne veux plus entendre parler de cet individu». Ce même
Amrouche, français de cœur et de sang, ne cessait de répéter : «Si les crimes des tueurs indigènes soulèvent en moi une indignation et un dégoût plus forts que la souffrance, la répression qui fut aussitôt abattue sur mon pays a ouvert une blessure profonde, car le crime des enfants aveugles ne peuvent justifier ceux de leur mère.»
Pour enlever tout doute et son refus d'accepter l'indépendance de l'Algérie, il n'hésitera pas au moment de sa mobilisation de déclarer qu'entre la justice et sa mère il choisirait sa mère
A ce même moment où des personnes hommes et femmes aussi illustres que lui confrontés aux mêmes dilemmes et subissant parfois tortures, intimidations, incarcération aient déclaré qu'entre leur mère et la justice ils choisiraient toujours la justice.
Dans ses dernières chroniques algériennes, comme s'il laissait un testament, il écrivait que l'indépendance de l'Algérie est une formule purement passionnelle, qu'il souhaitait une fin du système colonial mais dans une Algérie toujours française. Camus a désormais choisi son clan et se voit le porte-drapeau de la conscience française en Algérie et les pieds-noirs voyaient en lui leur conscience, un peu comme Conrad l'était pour les colons anglais.
En plus de votre cécité de ne pas voir Camus comme un colonialiste, vous lui donnez raison car tel un visionnaire il prévoyait ce qui allait se passer après. Ce en quoi vous rejoignez les nostalgiques de l'Algérie française, qui heureux de l'aubaine s'accrochent à leur maître de conscience et ne cessent de répéter : «on vous l'a bien dit». Mais au fait, qu'attendez-vous de nous ? Qu'on réalise tous les fantasmes, comme le disait Claude Le Roy des personnes qui nous ont aidés que l'ont soit socialistes comme le souhaitaient les socialistes, communistes trotskistes comme le souhaitaient les communistes et les trotskistes, qu'on renonce à la langue arabe, à notre souveraineté, et qu'on redevienne en quelque sorte comme un territoire français d'outre-mer.
Vous vous lamentez sur notre sort. Les plus zélés des plumitifs du pouvoir vous diront que tout n'est pas parfait et qu'on pouvait faire beaucoup mieux (peut-être, mais cela aurait pu être pire compte tenu de l'état du pays en 1962). Vous convenez avec moi que sur le visage et le sourire que vous adressaient des enfants que vous avez croisés dans la rue vous prenant certainement, compte tenu de votre minois, pour un artiste français ne contenaient aucune haine. Cette vertu leur a été inculquée par ceux qui ont lutté contre le pouvoir colonial et qui n'avaient comme ennemi que l'injustice, l'humiliation. Le peuple a oublié son statut d'indigène. Il est conscient qu'il a encore un long fleuve à parcourir et que sa traversée ne sera pas toujours facile pour réaliser les idéaux du 1er Novembre. Féru d'histoire comme vous l'êtes, vous savez que l'Espagne après le départ de ses migrants a mis plusieurs siècles pour se ressaisir. Vous savez aussi que beaucoup d'idéaux de la révolution française qui n'était pas un modèle de lutte pacifique ont mis presque un siècle pour connaître un début d'application et que même certains d'entre eux n'ont pas été respectés et notamment le refus du colonialisme, comme le préconisait Robes pierre.
Il en est même comme «Mitterrand» qui pense que la révolution de 1789 a freiné l'élan de la France et dispersé son patrimoine, notamment dans le domaine du mobilier, la peinture et les recueils des œuvres d'art et d'histoire. En attendant d'atteindre la plénitude de nos idéaux, ce qui pourrait demander beaucoup de temps, nous avons des arguments à faire valoir. 90% de nos jeunes vont à l'école, ils étaient à peine 14% en 1962, des milliers d'étudiants fréquentent les universités, on était à peine quelques dizaines durant la période coloniale. Nous avons maintenant suivant les régions un médecin pour 500 ou 1000 habitants, la médecine est gratuite, 7000 de nos praticiens exercent chez vous, vous nous en avez laissé 252. Il n'y a plus de famine qui ravageait nos campagnes. L'infrastructure s'est enrichie en autoroutes, chemins de fer et aéroports, et pratiquement tout le pays est électrifié et alimenté en gaz et en eau. La presse écrite malgré quelques difficultés est de plus en plus libre et nous sommes conscients qu'elle doit l'être davantage.
Les universités regorgent d'étudiants dont certains sont appréciés et courtisés dans le monde entier. Et même la femme algérienne, qui est raillée par Tocqueville qui trouve légitime qu'on occupe des territoires quand ils sont gouvernés par des barbares de races inférieures, oubliant ce qu'il disait à propos des Indiens d'Amérique, a vu son statut évolué. La femme algérienne a arraché le droit de voter en 1962 en reconnaissance à sa participation dans la lutte de libération, tout comme les anglaises en 1918 et les françaises en 1945 en reconnaissance de leur participation à la résistance de leurs pays respectifs.
Elle est majoritaire dans les secteurs de l'éducation, de la magistrature et de la médecine et est présente à raison de 30% dans les partis politiques. Elle bénéficie des mêmes droits sociaux et son salaire est identique à celui de l'homme au sein de la fonction publique et du secteur privé. Pour autant, sa lutte n'est pas terminée et on espère que dans un futur très proche son statut ne différera en rien de celui de l'homme. Nous savons qu'il reste beaucoup à faire.
– Dans le domaine des médias lourds.
– Des libertés individuelles.
– De la lutte contre la corruption.
– De l'incompétence de certains responsables.
– De l'émergence d'une élite politique et que notre combat n'aura cessé que lorsque s'installera en Algérie un Etat de droit et que tous les idéaux du 1er Novembre soient atteints.
Penser comme nous pensons et écrire comme nous écrivons, je ne vois pas en quoi on serait d'obédience sarthrienne, qui, au demeurant est très respecté pour son courage et son aide durant la lutte de libération. Si vous vous penchez sur l'histoire de l'Algérie, nous sommes une très vieille civilisation qui remonte à la nuit des temps, nous avons connu les numides, les puniques les rois berbères, les Romains, les chrétiens, les vandales, les byzantins, le monde arabo-musulman, les Turcs, et la colonisation française. Notre terre a été gouvernée et habitée par des hommes célèbres, elle a connu des savants illustres, et on a subi d'autres influences comme celles d'Ibn Khaldoun ou de saint-augustin qui prônaient la paix et l'amour entre les hommes (si Camus s'était penché sur l'histoire de l'Algérie, il aurait compris qu'on n'enferme pas un lion dans une cage d'oiseau). D'ailleurs, des ecclésiastique comme Monseigneur Duval se sont nettement déclarés pour l'indépendance de l'Algérie, tout comme les intellectuels de tous bords : Mauriac, Jean Daniel, Raymond Aron, Jean Mari Domenach, Cote et bien d'autres qui, sans être sarthriens ont soutenu le peuple algérien. La révolution algérienne, si vous vous donnez la peine de la regarder, est une grande révolution exemplaire réalisée par des hommes courageux qui ont été parmi les rares combattants à abattre une colonie de peuplement qui disposait d'une armée coloniale avec des moyens énormes. Elle a incité beaucoup de peuples à réclamer leur indépendance ; c'était la Mecque révolutionnaire, où les leaders de l'Afrique et les pays d'autres continents trouvaient refuge et moyens qu'ils ont utilisés pour vaincre la puissance qui les colonisait. A ce seul titre, vous devez respecter la révolution algérienne et aider le peuple algérien à continuer sa marche vers le progrès. Ne vous mêlez pas aux mensonges des médias qui nous ont fait croire que Saddam Hussein avait des armes chimiques, que la Libye a été libérée par des combattants autochtones, et surtout ne soyez pas avec les va-t-en guerre qui préconisent d'en découdre avec l'Iran et pourquoi pas demain avec la Chine.
Au fait, j'allais oublier ! Vous vous attaquez aux pétitionnaires contre la caravane camusienne. Personnellement, je ne connais pas le contenu de cette pétition et encore moins le contenu des messages de cette caravane. Il est évident que s'il s'agissait de prendre le parti de camus le politique, j'hésiterai beaucoup et je ne manquerai pas avant de me décider de demander aux habitants d'Ouradour ce qu'ils penseraient si on leur proposait des conférences de Renan ou de Nietzsche.
Ne soyez le plumitif de personne et écrivez plutôt sur facebook pour défendre comme les grands sages la paix, la justice, le dialogue entre les civilisations.
C'est tout le mal que je vous souhaite ; ceci étant, vous serez toujours le bienvenu en Algérie.


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