Montréal. De notre correspondant – Comment en êtes-vous venu à enquêter sur SNC Lavalin en Algérie ?
Il y a quelques années, j'ai commencé à m'intéresser à la loi canadienne sur la corruption d'agent public étranger. Le Canada faisait aussi face aux critiques à propos de son laxisme dans l'application de cette réglementation aux compagnies canadiennes actives à l'international. Mon intérêt a coïncidé avec celui, grandissant, de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ainsi que de celui du Service des poursuites pénales (le procureur du Canada) pour ce genre de crimes.J'ai publié une multitude d'enquêtes. La plus importante : une affaire où une compagnie canadienne, Niko Resources de l'Alberta, avait versé des pots-de-vin au ministre bangladais de l'Energie. Plus les sujets émergeaient, plus je m'y intéressais. Dans le cas de SNC Lavalin, vu les sommes versées à Saadi Kaddadi ainsi que le nombre d'affaires où elle est sous enquête pour corruption, il nous est apparu au Globe and Mail que ceci ne pouvait pas être cantonné dans un ou deux pays seulement. Nous avons entamé notre enquête dès que nous avons reçu des informations sur Farid Bedjaoui. Mon confrère Claudio Gatti du journal italien Il sole 24 Ore s'est occupé du volet Saipem/ENI.
– Est-ce que Farid Bedjaoui était le seul intermédiaire qui aurait sécurisé les contrats de SNC Lavalin en Algérie ?
Non, Farid Bedjaoui était un parmi d'autres. SNC Lavalin a eu de nombreux intermédiaires en Algérie durant la dernière décennie.
– Qui enquête au Canada sur SNC Lavalin et ses liens avec Farid Bedjaoui, entre autres ?
La seule autorité compétente dans le cadre de la loi sur la corruption d'agent public étranger est la Gendarmerie royale du Canada, la GRC (la police fédérale, l'équivalent du FBI américain). Elle comprend deux équipes d'une douzaine d'officiers – une à Calgary en Alberta et l'autre à Ottawa. C'est l'équipe de lutte contre la corruption internationale au sein de la GRC.
– Lors de votre enquête avec le journaliste Claudio Gatti, avez-vous trouvé d'autres noms de membres du gouvernement ou d'officiels algériens, de dirigeants ou d'employés de Sonatrach impliqués dans cette affaire ?
Claudio Gatti a publié dans son journal les noms des personnes qui ont bénéficié des sommes versées par ENI à travers Farid Bedjaoui (la presse algérienne a largement repris cette information, ndlr). Il est aussi intéressant de voir les chemins détournés pris par l'argent de la corruption pour arriver aux bénéficiaires.
– Sur une échelle de un à dix, à quel niveau classeriez-vous l'affaire SNC Lavalin/Sonatrach ?
Je ne peux pas la classer, mais je peux vous dire qu'au Canada, il n'y a eu que trois affaires de corruption à l'international qui ont été jugées. La plus grosse somme versée a été d'un peu plus de 10 millions de dollars. La corruption supposée de SNC Lavalin en Libye, par exemple, selon les documents remis à la justice par la GRC et la Suisse est à un niveau supérieur : près de 200 millions.
– Le gouvernement canadien a annoncé, au début du mois de février, un renforcement de sa législation sur la corruption dont pourraient être responsables des compagnies canadiennes à l'étranger. Pensez-vous que ceci va apporter des changements ?
Très bonne question ! Je pense que les changements s'opèrent déjà au sein des compagnies canadiennes. Les entreprises sont de plus en plus conscientes des risques légaux, si elles s'adonnent à ce genre de pratique. Par exemple, Griffiths Energy s'est volontairement dénoncée en découvrant des paiements faits à la femme de l'ambassadeur tchadien au Canada en échange de contrats dans ce pays d'Afrique. Plusieurs compagnies ont recruté des experts en anticorruption (SNC Lavalin vient d'en recruter un, ndlr) pour prévenir le phénomène. Mais comme la corruption «nécessite» un corrupteur et un corrompu, reste à voir si ceci aura un effet dans les pays aux riches ressources comme l'Algérie. Un Canado-Indien reconnu coupable dans une affaire de corruption me disait récemment : «La loi canadienne ne changera rien en Inde.»