Mais que sont devenus, 55 ans après le déclenchement de la guerre de Libération nationale, ces femmes de martyrs et leurs enfants que le pays a le devoir de protéger et d'aider ? Terreau où s'est constituée la conscience nationale de nombreux militants de la cause nationale, bastion des révolutionnaires pendant la guerre de Libération nationale et lieu de passage des grands hommes de la lutte pour la liberté et l'indépendance du pays, Biskra, de par son statut de zone urbaine dotée d'une gare, proche des Aurès et porte du désert, a payé un lourd tribut en hommes et femmes valeureux tombés au champ d'honneur. Quelle meilleure occasion que la fête du 1er Novembre pour honorer les moudjahidine et la mémoire des martyrs de la Révolution algérienne, dont la lutte et le sacrifice ont engendré l'Algérie libre ? Mais que sont devenus, 55 ans après le déclenchement de la guerre de Libération nationale, ces femmes de chouhada et leurs enfants que le pays a le devoir de protéger et d'aider ? Les mesures prises en leur faveur ont-elles été appliquées et sont-elles suffisantes eu égard aux souffrances endurées ? Que pensent-ils de l'Algérie d'aujourd'hui ? Nous avons donné la parole à Fatiha, ancienne institutrice à la retraite, fille aînée du chahid Lakhdar Behaz dit Abid, dont le nom est au fronton d'une école du centre-ville de Biskra. Elle apporte un témoignage poignant où s'imbriquent éléments de la vie quotidienne des Biskris pendant la Révolution, bouts de vie d'individus appelés à des destins héroïques et dramatiques et événements historiques majeurs. Son père, Lakhdar Behaz, était conducteur de train. Dès 1955, il s'engage dans la lutte clandestine en collectant vêtements, médicaments et armes pour les djounoud. En 1956, il est averti que les frères Tounsi, membres du réseau clandestin, ont été arrêtés à Touggourt. Il abandonne son vélo et sa machine, avec la chaudière en marche, et rejoint les rangs des moudjahidine après s'être caché à El Hadjeb durant des jours. Sa disparition déclenche une vague d'arrestations et de répressions sans pareil sur ses proches et sa famille. Ses compagnons d'armes disent que Lakhdar était un combattant sans égal. A la célèbre bataille de Chaâbet Terki, où les forces coloniales avaient engagé plusieurs bataillons soutenus par des avions, il ne lâchera pas sa mitrailleuse jusqu'à ce que celle-ci s'enraye. Gravement blessé au visage et au bras, il est transporté en Tunisie pour y être soigné. Quelques semaines plus tard, il revient dans les Aurès. En 1960, il tombe au champ d'honneur avec plusieurs de ses compagnons, près de Oued Sersou, sous les bombardements d'un avion. « Quand il s'engage dans la lutte armée, il laisse ma sœur Rachida, notre petit frère Salah, moi et ma mère Zohra, enceinte de ma sœur Sakina », se rappelle notre interlocutrice qui raconte, les yeux embués et la voix serrée, ses souvenirs, son enfance et ses espoirs pour le pays. Décrivant avec détails les événements qui ont mené son père, « compagnon d'armes des Kantar Mohamed Rouina, Saïd Bacha, Abdallah Guesmia, Amar Remadhna et de bien d'autres illustres noms de la Révolution algérienne », dira-t-elle, à rejoindre les rang des moudjahidine, elle exprime d'emblée sa fierté d'être de la trempe et de l'engeance des héros. « Notre père nous a légué l'amour du pays. Aucune compensation financière ne peut suppléer à l'absence d'un père », ajoutera-t-elle avant d'énoncer ce que beaucoup de veuves et d'enfants de chouhada pensent et qui est : « Nos droits sont bafoués comme la mémoire de nos pères. » En dépit des pensions, des avantages professionnels et des menus privilèges octroyés aux moudjahidine et aux ayants -droit, Fatiha se dit « horripilée par ceux qui remettent en cause la justesse de la Révolution à cause des difficultés d'aujourd'hui. » Et de préciser : « Les martyrs ne sont pas que des noms d'écoles, de bâtisses publiques ou de rues. » Mesurant pleinement les souffrances endurées par sa mère pendant la Révolution, et notamment à la « Zerda de M'Doukel », organisée après le cessez-le-feu où on lui apprendra que son époux, le moudjahid Abid, était tombé au champ d'honneur, notre narratrice se rappelle du long youyou de douleur et de fierté lancé par sa mère. Elle reviendra sur l'arrestation des frères Saouli et de Fatima Lebsaïra, qui mourra sous la torture pour avoir caché des manifestants dans sa maison du quartier Dhalaâ, près du hammam du Palmier. Elle s'attardera aussi sur le cas de sa mère que tout le monde appelait Khalti Zohra. « S'usant les yeux et l'échine à coudre des vêtements et des drapeaux algériens, notre mère était une femme d'acier qui nous a inculqué le sens du travail et du courage. Elle a affronté, seule, la vie et le veuvage comme de nombreuses femmes de chouhada. » Poursuivant son récit, elle ajoutera : « J'ai eu mon BEG avec 14 de moyenne, mais je n'ai pas pu aller à Constantine, au lycée El Houria, et je suis devenue institutrice en 1968 pour subvenir aux besoins de ma famille. Notre mère est décédée des années après l'Indépendance sans jamais avoir revu son époux, le cœur brisé par trop de souffrance. En tant que fille de chahid, j'ai bénéficié d'un lot de terrain, comme tout le monde, et de la défalcation de 7 ans de travail pour le calcul de la retraite. Ce qui n'est pas le cas de mes sœurs lésées dans leurs droits. A chaque fois, ce sont les moudjahidine qui raflent tout et des voix s'élèvent pour crier que les enfants des martyrs prennent tout alors que ce n'est pas vrai. Nous n'avons que des promesses et des lois non appliquées. » au-delà des manifestations et commémorations ponctuelles, telles que les recueillements aux carrés des martyrs pendant les occasions solennelles, la levée des couleurs au son de l'hymne national…, les enfants de chouhada portent chacun et chacune en leur for intérieur une indicible douleur. Il est, à ce titre, judicieux de rendre leur hommage et de les aider, de toutes les manières possibles, même s'ils disent qu'ils « refusent l'aumône mais demandent juste un peu plus de considération, de soutien et de mesures efficientes ».