C'est le 1er Novembre, nous sommes en 2009 ; J'avais 8 ans quand ça a commencé, j'en ai 63 ; j'étais à Skikda, je suis à Nantes. Ici, il pleut comme dans la chanson de Barbara ; de la fenêtre de mon bureau qui donne sur la Loire, la pluie s'écrase en gouttelettes bruissantes sur les vitres embuées ; elle fait fond, comme un chœur et un voile, sur la voix de Fairouz qui sort de l'ordinateur ; elle chante Kifak Anta. Dans la ville, tout est fermé ou presque ; les gens sont dans les cimetières pour honorer la mémoire des leurs ; « ici », le 1er novembre est le jour des « morts », la Toussaint. Mais « là-bas », il doit faire beau, soleil, douceur du temps, mémoire différente, celle de la naissance de l'espoir qui mettra plus de sept ans et des centaines de milliers de morts après, non pas pour s'apaiser parce qu'un espoir qui s'apaise meurt, mais pour s'habiller de l'immense et homérique joie de juillet 62. Mais voilà, j'ai lu la presse algérienne sur Internet, ce matin. Mal m'en prit, je n'ai pas trouvé trace de cet espoir, le 1er novembre serait-il devenu par mimétisme une fête des morts, une « Toussaint » locale. D'où ces remarques, « mes » remarques intempestives que la rédaction d'El Watan me permettra de publier dans ma chronique ; la préparation de mon cours pour demain attendra. 1° - Comme toujours, les officiels s'accaparent de l'évènement et comme toujours et comme partout, dans tous les premiers novembre de chaque pays, ils l'alourdissent de protocoles, de rhétoriques, de « chrysanthèmes » et finissent par effacer dans l'ennui le souvenir dont ils prétendaient faire revivre « l'esprit ». Car qu'est-ce que Novembre, à part l'évènement factuel de quelques « attentats » que la presse coloniale s'empressera d'ailleurs de grossir pour légitimer les représailles en retour ? Et pourquoi Novembre et pas Décembre, le 1er du mois et pas le troisième, 1954 et pas 1955 ? Bien sûr, les historiens ont fort à faire pour suivre dans l'infiniment petit et l'infiniment complexe ce petit segment de temps qui inaugure une nouvelle période. C'est leur métier, qui n'est pas simple et que personne ne peut leur contester et ce n'est pas sur ce registre que je me permets d'écrire ces lignes. Le 1er Novembre 1954 est une « limite » au sens mathématique du terme, celle qui fait passer une quantité d'un signe à l'autre, le liquide au gaz ou inversement au solide, le fœtus au bébé, la vie à la mort. Il est inscrit dans la continuité du temps et en même temps, qui n'est d'ailleurs plus le même temps, produit une « rupture » dans cette continuité. Mais celle-là n'est pas visible comme l'eau qui devient glace, car elle se situe essentiellement dans les consciences des acteurs tout d'abord, des populations ensuite. Pour les premiers, l'irréversible est fait, on ne peut plus revenir en arrière, on a « osé », le temps est maintenant fléché ; pour les seconds, les simples gens, on reste subjugué par la témérité de l'action même si on demeure craintif, anxieux quant à ses résultats : représailles, c'est sûr, mais surtout échec encore une fois devant la force disproportionnée de l'adversaire. Comment, disait le père de Belaïd Abdessalam à son fils, comment toi et tes copains vous pouvez imaginer que vous allez combattre et vaincre la France, vous êtes des fous ! Et c'est vrai qu'ils étaient des fous, ces adolescents « imaginatifs » qui avaient pensé l'inimaginable ? Mais n'est-ce pas le propre de toute invention, création nouvelle, « Ijtihad » que d'aller au-delà des limites du visible que la routine d'une orthodoxie, d'une tradition, d'une règle a fixées pour toujours. Ici, nous sommes dans la « tradition » coloniale, mais cela est valable dans tous les domaines : sciences, arts, politiques nous renvoient à chaque fois à des « évènements » de ce genre. J 'entends le pape Urbain VIII dire à son ami et protégé Galilée qui lui présentait ses découvertes : mais c'est de la folie ! Pour l'Algérie, le 1er Novembre est la naissance d'un nouvel imaginaire, d'un nouveau monde possible car par cette rupture, il inaugurait une nouvelle période de l'histoire du pays, un nouveau possible dans la routine séculaire du temps colonial, une vie nouvelle, tirée cette fois-ci par l'espérance. Je rêve à une enquête anthropologique qui étudierait les changements de posture des gens : probablement, des épaules qui se redressent, des regards qui ne se baissent plus quand ils croisent ceux des colons, une démarche plus assurée, moins furtive. Car « l'esprit de Novembre » a eu certainement des effets sur les corps, les rêves aussi, les émotions, c'est sûr. Il a enfanté une nouvelle société et une nouvelle forme d'individus. Dans chaque esclave soumis depuis des temps immémoriaux à ses maîtres tout puissants, la même métamorphose a dû se passer au moment où il décide de s'en libérer ; car il devient libre dès le moment où il décide de le faire. Il s'est alors libéré de lui-même, de ses propres peurs, de son auto-soumission C'est cette discontinuité et l'ouverture vers les possibles qu'elle a introduit qui fait de cet évènement pourtant factuellement moins dense que le 8 Mai 45 ou le 20 Août 55, celui « fondateur » de la nouvelle Algérie. Et c'est bien au-delà du fait lui-même que je situe ma réflexion. Car qu'est-ce que Novembre, sinon la forme algérienne de ce que tous les philosophes ont essayé de comprendre : l'irruption dans les consciences du « principe espérance », de la « puissance dans et non hors de l'être » qu'Avicenne, le gauchiste de l'aristotélisme médiéval, avait opposé, en son temps à son maître Aristote, qui la pensait extérieure à lui. La puissance est en nous, semblait dire ce disciple à son maître, et c'est ce message que je retiens en philosophe, de cet anniversaire du 1er Novembre. Et c'est vers « le principe espérance » que se tournent mes regards quand je tente de comprendre cette étrange alchimie qui transforme et mute, souvent contre toutes les prévisions, les organisations humaines, dont l'Algérie n'est pas la moindre. 2° - Mais les Algériens, aujourd'hui épuisés par l'allure chaotique de la société, transposent leur pessimisme sur le jour anniversaire de leur existence actuelle comme société libre et indépendante. Et les voilà, maladroitement partis à la recherche de tout ce qui peut ramener « l'esprit de Novembre », son principe espérance donc, à son exact opposé. Tout y est sollicité : des historiens amateurs qui lorgnent dans les trous des serrures pour traquer les secrets d'alcôves car comme le disait Hegel « il n'y a pas de héros pour son valet de chambre » ; des romanciers qui ne peuvent ou ne veulent pas écrire des « romans purs », comme a pu le faire Yasmina Khadra dans sa première phase, et adossent comme à une béquille leurs fictions à des faits historiques rapidement survolés ; des politiques enfin qui répètent, ad-nauséem, le non répétitif évènement du 1er Novembre et s'inventent ou recréent à l'occasion, plus de cinquante ans après des adversaires à « leur taille ». Je veux parler des « pieds noirs », qui s'agitent dans le sud de la France et provoquant à chacune de leurs agitations saisonnières des réactions disproportionnées dont ils se servent d'ailleurs pour augmenter leur zone d'influence. Qui sont-ils et qu'est-ce qu'il en reste ? Une petite minorité, souvent des vieillards, qui vivent de leurs souvenirs que ne partagent même plus leurs enfants nés et grandi en France ; un petit groupe qui a mal vieilli dans ses rancœurs et ses regrets d'un pays où ils étaient les dominants. Et pour cause ! Ils ont tout perdu dans cette histoire, ils sont les perdants, les vaincus. Mais pour les Algériens, les vainqueurs donc, quel intérêt y a-t-il à réagir si rapidement et si fortement à l'agitation des vaincus. La guerre de Libération est loin, l'Algérie est indépendante. La « colonialité » sénile de petits groupes agités de pieds noirs, en trouvant un écho dans la forte réactivité de ceux qui les ont vaincus est anachronique : il n'y a plus de « guerre d'Algérie », et à y revenir, on se fabrique peut-être des petites batailles symboliques, on croit gagner en continuité (on maintient le flambeau comme ont dit) mais on brouille « l'esprit d'espérance » de la grande bataille, celle fondatrice de Novembre 54. Celle-là continue car à la différence des vieux pieds-noirs les yeux rivés sur leur passé, les jeunes Algériens ont les leurs orientés vers demain. Le 1er Novembre est une date dans le temps mais l'esprit de Novembre est l'horizon du temps.