C'est à cause de ma mère que tout est arrivé. Elle ne cessait de me rebattre les oreilles avec ça : Ceorgie-Ann, tu as trente-cinq ans. Si tu ne sors pas et que tu ne rencontres pas quelqu'un bientôt, personne ne voudra plus de toi. Il fallait que je me retienne pour ne pas lui répliquer qu'elle avait eu assez de maris pour nous deux. La plupart du temps, j'arrivais à conserver mon sang-froid. Mais pas toujours. Toute patience a ses limites. Car, voyez-vous, j'avais de bonnes raisons d'être prudente, côté histoires de cœur. Après tout, il s'en était fallu de peu pour que les flammes de la passion ne me dévorent totalement. Mais ma mère, qui a la mémoire sélective, a visiblement oublié cette épouvantable journée où, à l'église St. Philip, William m'a brisé le cœur en mille morceaux. Le devant de ma robe de mariée en était tout taché, à croire qu'elle était blanche à pois rouges. Le jour du jugement dernier, c'est ainsi que je devais qualifier par la suite le resplendissant jour de printemps – cinq ans plus tôt – où je m'étais retrouvée seule devant l'autel. Vous ne pensiez pas que ça puisse arriver pour de bon, un cliché pareil ? Eh bien si, j'en suis la preuve vivante. J'avais rencontré William de la manière la plus romantique du monde, ici même, à Nashville, l'année de mes trente ans, par un pluvieux après-midi d'octobre. La veille, Falstaff, mon vieux chat chéri, avait rendu l'âme. J'étais sortie promener mon chagrin, et errais dans les rues du voisinage en sanglotant. Aveuglée par les pleurs, j'avais loupé le trottoir et j'étais tombée ; j'étais par conséquent trempée et boiteuse. William passait par là en voiture, et il me vit renifler et traîner la patte, telle une héroïne de chanson populaire. Il bondit hors de son véhicule et tira de sa poche un mouchoir qu'il me fourra dans la main. Je peux faire quelque chose pour vous ? me demanda-t-il. Je ne supporte pas de voir pleurer une belle femme. ça me fend le cœur. Toutes les belles femmes ? N'importe quelle belle femme ? aurais-je dû répliquer. Mais qui est capable de regarder plus loin que le bout de son nez quand les compliments lui tombent dessus comme une pluie chaude et réconfortante ? Et puis, William était du genre irrésistible. En plus d'être absolument charmant et exceptionnellement intelligent et gentil , il était beau comme il devrait être interdit aux hommes de l'être. Ai-je précisé qu'il était grand ? Je mesure moi-même près d'un mètre quatre-vingts. On aurait pu nous croire frère et sœur, avec nos silhouettes longilignes, nos yeux bleus et nos boucles dorées. Ce qui me plaisait le plus chez William qui était architecte, c'est que je me sentais en sécurité auprès de lui. Dès le début, j'eus l'impression d'être chez moi. Et par ces mots je ne fais pas allusion aux éphémères maisons de mon enfance, où j'avais à peine le temps de ranger mes jouets que déjà mon oiseau-mouche de mère faisait nos malles pour un autre perchoir où l'attendait l'époux suivant. William, lui, incarnait à mes yeux le foyer dont j'avais toujours rêvé. Un foyer dont les fenêtres, au crépuscule, encadraient des scènes à la Norman Rockwell baignant dans une lumière dorée : une cuisine chaleureuse avec une soupe qui mijote sur la cuisinière, un livre ouvert posé sur un repose-pied, un homme et une femme assis à table en train de discuter, le bout de leurs doigts se touchant.