Ya-t-il plus belle consécration, plus beau baptême littéraire pour un(e) écrivain(e) francophone d'origine algérienne que de voir son premier roman applaudi, encensé par -excusez du peu !- l'immense Mohamed Dib? Si d'aucuns y émettraient quelques réserves –somme toute légitimes si tant est que l'on peine un peu à se représenter le prestige que l'appréciation suppose et que l'on n'ait d'autant pas eu encore le loisir de lire la lumineuse prose de Karima Berger- ceux-ci sont conviés à consulter la quatrième couverture de la réédition, aux éditions El Ibriz (novembre 2012), de L'enfant des deux mondes, qui, sous une courte note biographique de l'écrivaine, a préféré, au classique synopsis de roman, une retranscription des mots de l'auteur de La grande maison à l'endroit de Karima Berger : "C'est une bien belle œuvre que vous avez écrite là, si juste de ton, pudique et passionnée à la fois… Vous avez une voix bien à vous, et cela fait de votre œuvre l'une des plus belles qu'il m'ait été donné de lire depuis longtemps." Pour reprendre la formule «dibienne», c'est cette «voix bien à elle», qui, dès les toutes premières pages, nous charme, nous happe, pour venir ensuite, très vite et presque à notre insu, imprimer nos sens, mais aussi leurs sens et cheminements intimes. Double impression, double envoûtement, opèrent donc. Les premiers tiennent autant de cette musique singulière qui rythme l'écriture de Karima Berger– riche, généreuse, ciselée, cultivée – venant enivrer le lecteur sensible et esthète, que de la sensualité extrême du Maghreb de l'auteure – diluée ici et là : derrière les murs des patios des maisons dans l'intimité desquelles femmes alanguies s'adonnent aux bavardages impudiques de l'amour conjugal, ou encore dans l'écho des youyous qui, les jours de fête, sont autant d'invitations et provocations érotiques, à travers les cloisons séparant les deux sexes, à l'endroit des hommes- venant, sous le voile que l'on déflore, troubler le lecteur averti. Les seconds consistent en une trame cartésienne qui tisse efficacement, avec poésie, narration et retranscription intelligentes et décomplexées des «deux mondes» de Berger, qui, chez l'enfant autochtone née sous l'occupation qu'elle fut, auront suscité questions, obsessions et fantasmes aussi inédits, étranges que culpabilisants. Tiraillée entre l'héritage d'une langue maternelle française, confortée par une scolarité à l'école de l'occupant, d'un côté, et le fort ancrage d'une culture familiale algéro-musulmane, de l'autre, l'enfance de l'auteure n'aura pas été, existentiellement, un long fleuve tranquille, «traduisant toujours, intense travail de tous les instants, d'une langue à une autre, d'un signe à un autre, dans un sens, dans l'autre, sans cesse». Mais revenons donc à cette trame cartésienne qui concourt à la qualité littéraire du roman : celle-ci n'aurait pas été possible sans l'intelligibilité de la langue de Voltaire, dont Berger maîtrise brillamment la palette des nuances, la précision aigüe des mots. Aussi -et toujours dans l'esprit de cette même trame empreinte de recul et discernement-, comment ne pas souscrire au regard que Berger pose sur ses deux cultures, n'ayant de cesse de jouer à ce qu'elle nomme joliment «le jeu des miroirs», pour mieux en comprendre et saisir les recoins et mystères respectifs. Un regard qui nous guide, nous accompagne tout le long du livre, conquis par la vue que nous offrent de concert les deux fenêtres emblématiques de sa double appartenance. On la suit, on joue avec elle au «jeu des miroirs», et pendant que nos sens s'imprègnent de ceux de l'enfant qu'elle fut, qu'elle nous narre -qu'elle appelle, au gré de ses humeurs et des pages, «elle» ou «l'enfant» -, on fait de son cheminement intellectuel et humain nôtre. Éclairé, honnête, délesté du poids des préjugés et dénis qui, trop souvent, entachent la perception des deux mondes. Mais dont, de part et d'autre, et d'autant plus criants et saillants sur notre rive, le temps qui n'arrange rien, l'enfermement dans les retranchements identitaires, les dérives ou enlisements des préceptes d'un autre temps, s'ils n'ont pas eu prise sur l'enfant que Karima Berger est restée, ont fini de retrancher dans l'exil la femme qu'elle est devenue. Le tout premier exil de «l'enfant» s'était illustré dans un voyage dans un camp de vacances en Auvergne. Elle y avait retrouvé toutes les images, saveurs et odeurs de cet/son autre monde, la France, telles que son imagination les avait tant de fois fantasmées: les pommiers, le parfum de l'herbe verte, les toits rouges, les petites filles blondes aux joues pommelées. «Nostalgie de contrées déjà explorées», réminiscences, madeleines de Proust, l'avaient alors traversée comme autant d'illusoires échos d'un imaginaire enfantin débordant. Le second exil de «l'enfant», devenue jeune femme, fut le bon, celui qui la coupa de la terre du monde qui l'avait vue naître : son Algérie, que, à l'aube de son indépendance, à travers ses professeurs égyptiens, son nationalisme exacerbé, sa démocratie muselée, elle ne retrouva plus. Mais dont elle emporta dans ses bagages la foi musulmane. Mais, Karima Berger ne dit-elle pas –juste retour des choses ?- avoir fait siens ces mots de Dib sur l'exil des origines : «L'origine est vénéneuse…Elle est certes ce qui est habitable. C´est de même ce qui est inhabitable. Elle est ce dont on a besoin pour la quitter : l´air y est si mortellement rare…» ?
*Karima Berger «L'Enfant des deux mondes». Editions El Ibriz (Alger, nov.2012), 125 p, 400 DA.