La belle ville de Bou Saâda est la cité du bonheur, comme son nom l'indique. Elle s'efforce toujours d'honorer ses traditions touristiques et, surtout, son hospitalité légendaire, jamais démentie. C'est dans son cadre enchanteur qu'un colloque en hommage à la vie et l'œuvre de Mostefa Lacheraf s'est tenu le 18 mai 2013. L'organisation de cette grande manifestation intellectuelle on la doit à l'initiative de l'association Aïssa Bisker, pour la promotion de la culture de l'enfant, une structure culturelle qui met les enfants en phase avec le monde actuel. Dans ses locaux, l'éveil aux langues étrangères et aux matières artistiques est un credo. La maîtrise de l'organisation d'événements par Tayeb Bisker et Farouk Zahi a permis au colloque de se dérouler dans des conditions optimales. Le public nombreux, venu assister à cette rencontre culturelle, s'est montré très attentif aux évocations des différents aspects de cette vie intellectuelle, riche en pensées novatrices et en écrits multiformes. Ainsi, tout au long des différentes interventions, on a pu mesurer l'importance du «geste conservateur» chez Mostefa Lacheraf. Dans l'un de ses articles, le grand intellectuel fustigeait déjà l'amnésie collective et signalait une mémoire nationale qui flanche et vacille. Il pointait du doigt la dilapidation d'archives précieuses, appartenant au patrimoine historique de notre pays. Ces dernières se vendaient sur les marchés publics comme une vulgaire brocante. Il citait l'exemple d'une correspondance entre un officier militaire et sa hiérarchie qui était exposée par terre. Le «geste conservateur» est vital dans une société qui a été constamment agressée et violentée. Mostefa Lacheraf avait compris cela très tôt, car la sauvegarde des lieux, des noms et des archives consolident les liens sociaux. Ils introduisent aussi, dans l'âme d'une nation et de son peuple, l'apaisement et la sérénité pour se consacrer aux tâches les plus nobles. L'ancien ministre, Kamel Bouchama, aujourd'hui écrivain, dans une intervention intitulée Mostefa Lacheraf le médersien a retracé le parcours de cet intellectuel à la médersa El Thalibiya d'Alger. Il a montré comment ce lieu du savoir par excellence a formé des générations de contestataires et de révolutionnaires qui ont rejoint le mouvement national pour, ensuite, participer à l'édification de la nation algérienne. De son côté, Mohamed Salem, qui l'a connu à Sidi Aïssa, a apporté des éclairages sur sa vie d'écolier et sa persévérance à réussir. Cette solide formation scolaire a fait de Lacheraf un «homme des revues». En effet, sa perspicacité l'avait conduit à comprendre très tôt le rôle fondamental des revues. Il savait, par définition et expérience, qu'une revue est un atelier ouvert où s'élaborent et bourgeonnent les nouvelles idées. Un lieu investi par des penseurs et des intellectuels atypiques, en marge d'une culture ambiante sclérosante. Un support idéal pour des textes inédits et subversifs qui combattent les normes imposées par les idéologies dominantes. Les revues publient aussi des recueils de poésie, des romans d'inconnus et des études aux points de vue surprenants. Et, ainsi, on est en droit d'affirmer que si un homme fréquente assidûment la revue ou les revues, il est en mesure de devenir un intellectuel exigeant doté d'un esprit perspicace et novateur. Cela commence très tôt pour Lacheraf. A peine âgé de vingt ans, il traduisait déjà les Poètes anonymes d'Alger pour la revue Mithra (l'Enrichissement), revue bimensuelle dénommée Cahiers bimensuels de littérature moderne, dont le siège était à Alger. Parmi les collaborateurs de ce titre, on retrouve des noms prestigieux : Max Pol-Fouchet, Albert Camus, Gabriel Audisio et, bien sûr, Mostefa Lacheraf. Plus tard, on le retrouve dans Les Cahiers du Sud. Cette revue, fondée à l'origine par Marcel Pagnol en 1914 sous le titre Fortunio, change de nom en 1923 sous l'impulsion de Jean Ballard. Les Cahiers du Sud accordent une grande place à la poésie, la littérature et aux études critiques dans les deux domaines. Enfin, en parfait bilingue, disposant d'une grande maîtrise de la langue arabe, Mostefa Lacheraf collabore à Al-Mabahith (Les recherches), revue tunisienne fondée en 1938 et paraissant en langue arabe qui a longtemps été dirigée par Mahmoud Messadi. Elle se donnait pour mission de traduire les chefs-d'œuvre littéraires du monde entier pour mettre à la disposition des arabophones les trésors de la pensée humaine. D'autres revues prestigieuses comme Esprit et Les temps modernes, ont accueilli ses articles. Et, comme l'a bien montré Mustapha Madi, son éditeur chez Casbah Editions, son œuvre fondatrice, Algérie, nation et société, est un recueil des articles parus dans toutes les revues citées plus haut. Mustapha Madi a rappelé aussi l'impressionnante bibliographie qui court le long de son œuvre, Des noms et des lieux qui est, selon lui, une sorte de manuel de méthodologie de recherche en histoire et en sociologie que l'auteur a laissée comme un testament aux futures générations. Dans la continuité des thématiques chères à Mostefa Lacheraf, le sociologue, Mohamed Benguerna, a proposé à l'assistance de mesurer l'impact de la pensée de Lacheraf sur l'enseignement et la recherche sociologique en Algérie. Selon une étude qu'il a menée sur la période 1984-2005, dans les trois plus grandes universités algériennes, soit celles d'Alger, Constantine et Oran, aucune des 522 soutenances enregistrées alors, n'a été consacrée à la pensée de Lacheraf. Les étudiants algériens s'éloigneraient de plus en plus des thématiques qui concernent leur pays. Pour Benguerna, deux explications peuvent être données à cette désaffection. D'abord la marginalisation de l'homme et de sa pensée et, ensuite, la stigmatisation dont il a été victime de la part de certains milieux conservateurs. Le traducteur en arabe de l'œuvre Des noms et des lieux, Mohamed Bakelli, a souligné qu'il est depuis toujours un familier des écrits de Mostefa Lacheraf. Ce dernier voulait qu'on arabise ses livres et non qu'on les traduise. Bakelli affirme que la langue française utilisée par Mostefa Lacheraf, présente des sonorités algériennes particulières. Une langue d'ailleurs dont la rigueur syntaxique dépasse l'entendement. Dans l'après-midi, après les débats passionnants et passionnés de la matinée, le colloque s'est poursuivi avec l'intervention de Mohamed Abbas qui a comparé les trajectoires de Lacheraf et de Mohamed Chérif Sahli, deux vies dédiées au mouvement national et au combat libérateur de l'Algérie. Ils avaient tous deux une relation charnelle avec le militantisme. Ils avaient fait connaissance à Paris à l'automne 1945 et avaient développé une sensibilité particulière à la notion d'autodétermination. En 1949, lors de la crise dite «berbériste», les deux compères s'étaient opposés aux sanctions prononcées par la direction du PPA/MTLD à l'égard des jeunes militants qui voulaient intégrer la dimension «amazighe» dans la constitution de la personnalité algérienne. L'une des rares divergences entre les deux personnalités réside dans leur appartenance politique. Lacheraf était proche du FLN et Sahli était resté attaché au Parti communiste. Dans sa communication, Omar Lardjane a parlé du réalisme historique de Mostefa Lacheraf. Ainsi, pour l'intervenant, il est toujours nécessaire de revenir aux textes et aux écrits du penseur et ne pas rester sur des a priori. Mostefa Lacheraf connaissait bien la société algérienne et ses réalités sociologiques. Lardjane a montré comment la société algérienne a résisté au colonialisme en mettant en avant ses ressorts culturels et la valorisation de l'âme populaire. L'historien Daho Djerbal a parlé de l'exemplarité de Mostefa Lacheraf et comment la parution chez Maspéro de son ouvrage, Algérie, nation et société, a été déterminante pour la génération des étudiants algériens de l'époque dans leur prise de conscience et des choix pédagogiques qu'ils ont faits. Enfin, l'ancien ministre, Lahcène Moussaoui, compagnon de longue date de Lacheraf, a présenté une synthèse exhaustive de l'ensemble de la journée. Avec une grande pertinence, il a apporté certaines précisions sur le parcours d'homme d'Etat de Lacheraf et répondu aux détracteurs de l'homme qui ne mesuraient pas l'envergure de ce grand intellectuel. La seule manière de pénétrer la pensée d'un homme, c'est de lire son œuvre. L'omniscience de Mostefa Lacheraf est avérée et la publication des actes du colloque viendra enrichir une bibliographie nationale en berne sur ce type de sujets.