Pourquoi un colloque sur Mostefa Lacheraf ? Omar Lardjane : Parce que Mostefa Lacheraf est un point de référence essentiel du fait de son livre Algérie, Nation et Société, pour toute la génération d'universitaires, de chercheurs, d'intellectuels des années 1960 jusqu'à maintenant. Parce qu'il nous a aussi permis de penser le Mouvement national, de penser l'Algérie, à travers des concepts et non pas seulement à travers les discours idéologiques et les discours politiques. A travers la lecture d'Algérie, Nation et Société, beaucoup d'entre nous ont réussi à avoir une saisie conceptuelle du Mouvement national et de la guerre de Libération. Il nous a beaucoup marqués, même si, paradoxalement, très peu le citent dans leurs travaux et pratiquement personne n'a fait une étude des écrits de Mostefa Lacheraf. Le signe le plus évident de cette influence profonde : lorsque nous avons sollicité les chercheurs et les universitaires pour ce colloque, nous leur avons précisé qu'il était attendu d'eux qu'ils présentent leurs recherches sur l'Algérie, sans nécessairement parler de Lacheraf. 90 ou 95% d'entre eux nous ont répondu qu'ils avaient depuis longtemps un rapport avec Lacheraf et ont, de ce fait, choisi de faire un travail sur lui. Mostefa Lacheraf est une personnalité nationale très importante, pas seulement en tant qu'intellectuel, mais aussi en tant que quelqu'un qui a accompagné le Mouvement national depuis la fin des années 1930 au sein du Parti du peuple algérien (PPA). Après 1962, il a le plus souvent joué un rôle, non pas de décideur, mais de réflexion et d'orientation au sein de l'Etat algérien. C'est donc quelqu'un auquel l'Etat algérien doit rendre un hommage. Ce que nous avons voulu faire, en ce qui nous concerne en tant qu'intellectuels, c'est de rendre un hommage à un intellectuel. Dans ce colloque, l'aspect et les positions politiques de Lacheraf ne nous intéressent pas tellement, sinon comme objet d'étude. L'autre aspect est que, avec nos collègues du comité d'organisation, en l'occurrence Mohamed Benguerna, Abdenasser Djabi, Mustapha Madi, nous nous intéressons depuis une dizaine d'années aux élites algériennes. Le problème des élites intellectuelles dans notre pays est un gros problème. Nous l'avons perçu de manière dramatique dans les années 1990 par les assassinats d'intellectuels, ce qui nous a poussés à nous interroger sur leur statut. Il ne faut pas oublier que, depuis 1830, l'Algérie a perdu régulièrement la sève de ses élites intellectuelles par des émigrations et des massacres. Quelle est l'attitude fondamentale du pouvoir politique et de l'Etat vis-à-vis de ces élites ? Est-ce que cet Etat a conscience de leur importance ? On a l'impression quelquefois que notre Etat se désintéresse d'elles totalement. Dahou Djerbal : Deux dimensions sont très galvaudées aujourd'hui quand on lit la presse. La première, c'est le savoir savant, le savoir scientifique. Tout le monde se targue d'être spécialiste de quelque chose, tout le monde écrit sur tout et sur rien d'une manière très superficielle, sans avoir fait vraiment un travail. Avec Mostefa Lacheraf, on est en plein dans ce que l'on pourrait appeler une culture savante, mais aussi dans une culture scientifique forgée au fur et à mesure dans les grandes écoles, ensuite par son travail de recherche des sources, d'archives. On trouve chez lui cette attitude par rapport au savoir qui est de plus en plus rare maintenant. Donc, nous avons voulu rendre hommage à ce travail de savoir savant, de savoir scientifique, qui s'est déroulé sur plus de cinquante ans et qui a marqué toute une époque, particulièrement celle de l'Algérie des années 1950 jusqu'à aujourd'hui. L'autre dimension galvaudée est celle de l'intellectuel. Aujourd'hui, tout le monde devient intellectuel. Depuis qu'on a commencé avec la période terroriste à tirer sur des gens plus ou moins considérés comme des intellectuels ou qui sont devenus de ce fait considérés comme tels, des journalistes, des universitaires, des personnalités scientifiques. Donc, on a commencé à distribuer le titre d'intellectuel à tort et à travers à tout le monde, qu'il soit écrivain, poète ou même universitaire. Ces activités de production culturelle ou scientifique ne suffisent pas à définir une personne dans sa dimension culturelle. Or avec Mostefa Lacheraf, nous avons vraiment une figure de l'intellectuel qui ne se réduit pas à une spécialité, à une profession, à une activité, mais qui couvre un champ extrêmement large, un champ de savoir, un champ d'expression, d'expression non pas savante et ésotérique, réduite à une petite minorité, mais d'expression qui touche des générations entières de l'Algérie contemporaine, en particulier la génération de l'indépendance. Enfin, ce n'est pas seulement à ce titre qu'il apparaît comme une figure de l'intellectuel, c'est aussi pour le fait qu'il a mis en œuvre ses idées sur le terrain, sur le terrain de la polémique, du débat, mais aussi sur le terrain politique. Il a pris parti sur des questions essentielles, brûlantes, de l'Algérie contemporaine, de l'Algérie indépendante, des questions de culture, d'histoire, d'éducation. A chaque fois, ses prises de position lui ont valu des déboires, des déconvenues, de la censure, une répression, des invectives, des attaques personnelles et parfois même des menaces. Donc, c'est à ce titre que nous considérons que Mostefa Lacheraf vaut la peine qu'on fasse aujourd'hui un hommage à toute son œuvre, mais aussi à son itinéraire en tant qu'homme de savoir et en tant qu'homme de culture. Pourquoi Mostefa Lacheraf reste-t-il méconnu et ses œuvres pas beaucoup citées, notamment par les universitaires ? D. D. : Parce qu'il fait partie de gens qui dérangent, de gens qui ont des attitudes, des opinions, des idées, pas celles du consensus, de l'idéologie dominante, de l'idéologie officielle, qu'on va retrouver dans les chartes, dans la Constitution, dans les discours du parti unique. Ceux qui ne sont pas d'accord avec ces idées sont exclus du champ médiatique, ils sont mis sous silence. Les travaux de Mohamed Harbi FLN, Mirage et réalité sont restés des années censurés en Algérie. Et c'est parce qu'ils ont été interdits, entre autres raisons, qu'ils ont connu ce grand retentissement. De même que ce qui a été fait pour des historiens ou des sociologues, restés méconnus pendant longtemps, de même pour Lacheraf, sortant quelque part du consensus, sortant du discours officiel, du parti unique, de l'Etat, du cérémoniel, de la propagande, qu'il a dérangé. C'est pour cela qu'on l'a très peu lu, très peu connu. O. L. : Je suis d'accord avec ce qu'a dit M. Djerbal, car c'est ce qui est remarquable chez Mostefa Lacheraf. C'est un intellectuel qui a toujours été proche du pouvoir, mais il n'a jamais été un homme de pouvoir. Il a eu continuellement des conflits : en 1964, il y a eu une grande polémique qui s'était développée dans l'hebdomadaire Révolution Africaine entre les intellectuels autour de positions défendues par Lacheraf sur la question de la langue et sur la question de la culture. En 1968, ses positions ont choqué, elles ont été l'objet de débats au premier colloque national sur la culture. Il revenait à rebrousse-poil sur le discours héroïsant, le discours populiste sur la culture algérienne, en montrant que cette culture était très touchée, qu'il ne fallait pas faire le culte du retard et des carences de notre culture, y compris des cultures paysannes. En 1978, sur la question de l'école et sur celle de la langue, il a été l'objet d'attaques très dures. Dans les années 1990 vis-à-vis de l'islamisme, il a eu des positions très fermes. On peut ne pas partager ses idées, mais on ne peut qu'admirer sa fermeté de conviction et de position. On peut se demander s'il n'a pas eu raison, bien avant les autres et contre les autres, sur ces questions, y compris ceux qui étaient les plus proches de lui. Si ceux-ci ne l'ont pas compris, c'est qu'ils ont été rebutés par ses positions tranchées, parce qu'on peut, peut-être, lui reprocher de ne pas avoir pris de gants, de n'avoir pas été assez politique, en faisant les alliances qu'il fallait pour faire passer ses positions. Le colloque vise à rendre hommage à Lacheraf l'intellectuel. Est-il possible de séparer l'intellectuel de l'homme politique, engagé ? O. L. : On peut s'intéresser au parcours politique de Lacheraf, mais on le ferait comme des intellectuels, des chercheurs. Nous ne sommes pas membres d'un parti ou d'un courant politique qui aurait Lacheraf comme chef de file. Il est vrai qu'on ne peut pas séparer l'intellectuel de l'homme politique. Mais ce à quoi nous voulons rendre hommage, c'est à l'intellectuel qui a fait l'effort, tout en étant un politique d'un genre particulier, de penser sa pratique et d'offrir à tous les autres intellectuels algériens une conceptualisation des problèmes profonds qui se posent à la société algérienne. D. D. : Il y a eu beaucoup de personnalités algériennes qui ont été des politiques, qui ont eu des positions politiques, comme lui, qui ont été des cadres du FLN, donc qui ont eu à prendre des positions politiques, mais n'ont rien laissé sur le plan intellectuel, sur le plan des écrits, sur le plan du savoir. On peut se souvenir de leurs positions politiques par rapport au coup d'Etat du 19 juin 1965, au régime de Boumediène, au régime de Chadli et des présidents qui leur ont succédé. Mais, pour l'instant, à notre connaissance, ils n'ont rien laissé qui puisse soulever des débats sur le plan intellectuel. Il y a donc des hommes politiques qui ont marqué l'histoire politique de l'Algérie, mais qui n'ont pas marqué son histoire intellectuelle. Inversement, il y a des intellectuels, nombreux eux aussi, qui ont écrit, publié, qui ont marqué l'histoire culturelle ou l'histoire savante de l'Algérie indépendante, mais ils n'ont pas eu d'impact sur la décision politique. Avec Mostefa Lacheraf, on se retrouve devant quelqu'un qui est dans le FLN, qui a une pensée intellectuelle, qu'il a défendue et mise en œuvre à l'intérieur du système gouvernemental. Il a été membre de plusieurs gouvernements de l'Algérie indépendante et, à ce titre, c'est quelqu'un qui l'a fait à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'appareil gouvernemental, contrairement à d'autres qui l'ont fait dans l'opposition. Il a pensé, il a écrit, mais il a aussi agi en tant qu'homme politique et c'est pour cela que c'est indissociable. Quelle est la portée de ses œuvres sur la communauté scientifique ? O. L. : Quand on a proposé à des universitaires et à des chercheurs, qui n'ont jamais fait d'articles sur Lacheraf, qui l'ont très rarement cité dans leurs recherches, de contribuer à ce colloque, cela a été pour eux comme un déclic, puisqu'ils avaient lu Lacheraf en permanence. Cela les avait inspirés, les avait amenés à adopter une démarche particulière sur leur objet d'étude, c'est-à-dire la société algérienne. Je parle des historiens, des sociologues, des psychologues, des gens de la culture aussi. Lacheraf a été pour eux un point de repère très important, positivement ou négativement. Mais il n'a pas été perçu comme un point de repère académique, quelqu'un qu'on cite dans les travaux, dans les thèses, hormis ceux qui ont travaillé sur la question de la littérature. D. D. : Pour ce qui est de l'influence, le dernier livre de Mostefa Lacheraf Des noms et des lieux, Mémoires d'une Algérie oubliée, dans lequel il aborde la question des noms de lieux et des noms de personnes et les transformations qu'ils ont connues dans l'histoire de l'Algérie, a donné naissance à des travaux de recherches importants sur la toponymie et sur l'hagionymie. Ces travaux vont être présents durant ce colloque par Farid Ben Ramdan pour l'Oranie et par l'équipe formée autour de Fatma-Zohra Guechi pour le Constantinois. Cette question de l'intérêt des noms est certainement appelée à se développer, car elle a une importance décisive. Farid Ben Ramdan a rappelé dans un séminaire récent que les Français, après 1830, se sont toujours opposés à ce qu'il y ait un relevé de la toponymie algérienne. Parce que les idéologues de la colonisation voulaient montrer que l'Algérie, et l'Afrique du Nord, était dans son fond romaine et qu'elle a été peu transformée par l'Islam, alors qu'en réalité la toponymie montre la profondeur de l'amazighité, puis l'adjonction de la langue arabe sur elle. Là, de nouveau, nous avons une branche qui est en train de se développer dans la recherche universitaire grâce au livre de Lacheraf. Comment peut-on le réhabiliter ? O. L. : D'abord, il y a l'édition de ses œuvres. Algérie, Nation et Société qui va sortir ces jours-ci. Un deuxième livre, un recueil de ses articles de presse des années 1990, va également sortir bientôt. Lacheraf a fait beaucoup de préfaces, certaines sont de véritables petits livres, comme celle du livre de Boualem Bourouiba sur le syndicalisme algérien. La préface au livre de Christiane Achour, Abécédaire de devenir, est aussi très longue. Il y en a une dizaine. Ce sont de véritables analyses où il aborde des thèmes qui ne sont pas abordés par ailleurs, comme dans la préface au livre Thamurt Imazighen de Ali Zaamoum où il s'est positionné pour la première fois par rapport à l'amazighité. Il a aussi un texte en arabe important, une allocution faite au congrès sur Ibn Rochd en 1978. Tous ces textes, il faut les remettre en circulation en français et en arabe de façon à ce que les jeunes chercheurs et les jeunes universitaires en prennent connaissance, pour les aider à comprendre leur société, à comprendre l'histoire de leur société.