Nous laissons évidemment toute latitude à nos lecteurs d'en tirer les conclusions qui leur conviennent. Néanmoins, il est des enseignements qu'il nous paraît utile de relever en nous astreignant à une démarche purement factuelle. Premier constat : en 51 ans, l'Algérie a été dirigée pendant une période globale de 16 ans et demi sans président élu. Houari Boumediène a battu un record, en l'espèce, lui qui, depuis le putsch du 19 juin 1965, a gouverné d'une main de fer, sans Constitution ni caution électorale, pendant 11 ans. Autre fait : sur les sept chefs d'Etat que nous avons connus, trois sont des militaires de carrière : Boumediène, Chadli et Zeroual. Par ailleurs, on notera que deux d'entre eux sont des «historiques», à savoir Ben Bella et Boudiaf. Deux autres ont occupé des postes importants durant la Guerre de libération nationale : Boumediène était chef de l'état-major général, et Ali Kafi, chef de la Wilaya II historique. Pour les autres, ils ont tous participé à la guerre d'indépendance comme cadres de l'ALN. Ce lien organique entre la fonction présidentielle et le mouvement national s'explique, sans doute, par le rôle «structurant» qu'a joué la guerre de Libération nationale dans la sociologie du pouvoir en Algérie. Il s'explique aussi par l'importance de la sacro-sainte «légitimité historique» dans les processus de cooptation des dirigeants algériens. C'est sans doute pour masquer la prédominance de la «légitimité militaire» et pour combler le déficit en légitimité populaire des élites dirigeantes. Il est intéressant de constater aussi comment les rapports entretenus durant la guerre de Libération nationale entre les différents chefs de la Révolution et les différents clans, et tout particulièrement entre le GPRA et l'état-major général, se sont reproduits après l'indépendance. Les mêmes fidélités sont reconduites, les mêmes féodalités, les mêmes alliances et les mêmes allégeances. Dans le cas du clan d'Oujda, cette reproduction est flagrante. En témoigne le parcours du président Ben Bella, installé à la Villa Joly grâce aux chars de Boumediène. Avec le premier chef d'Etat de l'Algérie indépendante, le ton est donné pour les 50 années qui suivront : jamais un président ne sera élu «à la régulière», sur la base d'une compétition loyale. La présidence de la République sera toujours l'expression d'un pouvoir bicéphale : un civil porté au pouvoir par des militaires quand le candidat en question n'est pas un militaire lui-même, comme on vient de le voir. «C'est la force qui a forgé la nation et qui l'a unifiée. Mirabeau disait que la Prusse n'était pas un Etat ayant une armée, mais une armée ayant un Etat. C'est également le cas de l'Algérie», résume l'historien Mohamed Harbi dans Le FLN, Mirage et Réalité. La messe est dite: l'ALN sera l'ADN du «système». Après l'ALN, l'ANP prend naturellement le relais pour dicter sa loi. «La primauté du politique sur le militaire», le vieux principe vanté par Abane, mourra avec son concepteur. On l'a vu avec tous les présidents : pas une seule fois, leur nomination ne s'est faite sans que la haute hiérarchie militaire, de Kasdi Merbah au général Toufik, n'y fourrât son nez. Quand l'autoritarisme meurt de vieillesse Un mot, pour terminer, sur les fins d'exercice et les guerres de succession. Ce qui est frappant, c'est que les fins de règne sont toujours des moments de rupture brutale en Algérie. Ben Bella a été renversé, Boumediène emporté par la maladie, Chadli «déposé» ou forcé à la démission, Boudiaf est assassiné, Ali Kafi n'a fait que mener à son terme le mandat de Chadli avant de tirer sa révérence, tandis que Zeroual a jeté l'éponge à deux ans de l'expiration de son mandat. Quid de Bouteflika ? Nous ne lui souhaitons aucun des scénarios de ses prédécesseurs et prions pour que Dieu lui prête longue vie. Ceci étant dit, nous sommes en droit, après tout ce que nous avons subi, d'aspirer à une «présidence normale», comme dirait un slogan de campagne bien connu. Les Algériens ont le droit de choisir leur pâtre sur la base d'une compétition loyale entre les groupes sociaux et leurs représentants, avec, pour seul et unique arbitre, l'isoloir. Oui, tout simplement. Au moment où la maladie du Président monopolise l'attention, il serait temps de recentrer le débat autour de la seule question que tous les «médecins du politique» devraient se poser aujourd'hui, à savoir : comment guérir de la «maladie du pouvoir» ? Notre véritable AVC, c'est ça : l'Arrêt des Voies Constitutionnelles. Au moment où l'autre maladie du Président – l'organique -, et le contexte international, éloignent le spectre d'un quatrième mandat, les démiurges qui s'agitent dans les laboratoires du système doivent mûrement réfléchir avant de nous sortir un autre «candidat du consensus» de leur chapeau. Nous sommes aujourd'hui à un carrefour où l'histoire s'est chargée gracieusement de mâcher le travail pour nous. Il n'est que de noter le nombre de décideurs décédés (Larbi Belkheir, Mohamed Lamari, Smaïn Lamari, etc) pour se convaincre que nous assistons à la fin d'une époque. Qu'on songe aux disparitions en cascade des anciens présidents (Ahmed Ben Bella, Chadli Bendjedid, Ali Kafi). Sans parler des limites physiques de nos gérontocrates qui se cramponnent au pouvoir. Autant d'indices qui témoignent d'un craquement. Le système se délabre sans qu'on y touche. Une aubaine. A partir de cet examen clinique, nous pouvons le dire : le régime est «biologiquement» dans le coma. Pour autant, il n'est pas mort, et l'on aurait tort de l'enterrer aussi vite. L'histoire a prouvé qu'il avait toujours eu la force de rebondir et de régénérer à partir de l'orteil d'un cacique. A huit mois de la fin du troisième mandat du président Boutefika, le pouvoir ne s'est pas prononcé. Le peuple est dans l'expectative. L'opposition attend un oracle ou un miracle. Le FLN implose. Faut-il y voir un signe ? Nous disons simplement aux mages qui sont en train de fignoler, à cette minute même, le testament politique de Bouteflika : vous qui avez tout essayé, vous qui nous avez tout fait subir, de grâce, pour une fois, essayez la démocratie !