Par Arezki Metref [email protected] Cette ann�e est celle des bilans. Bilan de cinquante ans d'ind�pendance. Conf�rences, colloques, s�minaires, films, �missions t�l� et radio, livres, dossiers dans les journaux : l'ind�pendance, superstar incontestable ! Tonalit�? Globalement positif. Le contraire e�t �t�, comme dit l'autre, �tonnant. Cependant un aspect de l'Alg�rie ind�pendante s'av�re totalement n�glig�. Il n'a pas droit au chapitre. C'est le tabou des tabous : l'acc�s au pouvoir. Et corr�lativement, la fa�on de le quitter, ce pouvoir. Comment devient-on pr�sident dans l'Alg�rie ind�pendante ? Plut�t : comment les sept pr�sidents (sans compter un huiti�me, Rabah Bitat, int�rimaire (1978- 1979) en sa qualit� de pr�sident de l�APN � la mort de Boumedi�ne) qui ont eu l'honneur d'endosser cette charge, sont-ils arriv�s au point culminant ? Force est de constater que l'accession comme le d�part se sont souvent faits dans la violence. Parfois fatale, comme ce fut le cas pour Mohamed Boudiaf. Le 29 juin sera justement le vingti�me anniversaire de son assassinat, et le 5 Juillet le cinquanti�me de l'ind�pendance de l'Alg�rie. La proximit� de ces deux dates produit � elle seule une sorte de bilan douloureux de ce pays dont l'ind�pendance a constitu�, un demi-si�cle durant, le terrain des luttes de pouvoir et des coups d'Etat. �Quand deux �l�phants se battent, c'est l'herbe qui souffre�. Le proverbe africain trouve, chez nous, une application quasi pratique dans l'ascension vers le pouvoir d�termin�e par les coups de force et la brutalit�. Quand deux chefs se battent pour le Koursi, c'est l'Alg�rie qui trinque. Mais parmi tous les chefs d'Etat que l'Alg�rie ind�pendante ait connus, Mohamed Boudiaf (1992) est celui qui incarne la figure tragique de la victime de ce que ce pays rec�le de forfaiture politique et morale. Retir� de la vie politique depuis quasiment le d�c�s de Boumedi�ne en 1978, Mohamed Boudiaf a �t� extirp� de son exil marocain pour �tre jet� dans la fosse aux lions. Pis : dans un nid de serpents ! Laiss� sans protection, son assassinat, en public, est un pur moment de veulerie. Un show � la Brutus ! Appel� � un moment o� la situation politique �tait scell�e � la ba�onnette, Boudiaf est venu en patriote d�nouer un conflit profond auquel il �tait totalement �tranger. Il �tait en droit de penser que l'appel de la patrie en danger � un chef historique de son envergure supposait, outre la cr�dibilit�, de la sinc�rit�, du respect et peut-�tre m�me de l'affection. Que nenni ! Tout porte � croire qu'on est all� le chercher comme on conduit une victime � l'abattoir. �La mort de Boudiaf est le jour le plus sombre, une page noire dans notre histoire�, commentait Ali- Yahia Abdenour. C'est aussi un jour de honte pour l'Alg�rie, du moins pour ceux qui, dans le meilleur des cas, ont failli � leur devoir de le prot�ger. Aucune histoire de pr�sident ne ressemble bien s�r � une autre, mais elles ont en commun cette violence souvent produite, parfois subie. Qu'ils y soient arriv�s par des �lections ou par un pronunciamiento, aucun d'entre eux n'est all� au bout de son mandat. Il est vrai qu�on ne conna�t pas encore la suite de l�histoire de Bouteflika. Peut-�tre d�mentira-t-il cette fatalit� ? Mais de toutes ces histoires, l'assassinat de Boudiaf demeure le paroxysme. Ahmed Ben Bella (1962-1965) a pris le pouvoir par un coup de force. Pour y parvenir, il lui aura fallu �liminer ou faire �liminer, parfois physiquement, des rivaux parmi les leaders historiques de la r�volution alg�rienne. Ce n�est pas tout : il fait tirer par Boumedi�ne sur des civils et des maquisards de l�int�rieur. Il finit lui-m�me par �tre renvers� le 19 juin 1965. Les putschistes ont baptis� leur coup de force �redressement r�volutionnaire�, �sursaut r�volutionnaire�, pour ne pas avoir � prononcer le vocable maudit de coup d'Etat. Boumedi�ne (1965-1978), qui se lib�ra assez vite d'un pesant Conseil de la r�volution, a r�gn� longtemps sur un pays sans Assembl�e nationale. Il faudra attendre douze ans apr�s le coup d'Etat pour qu'un Parlement totalement FLN soit �lu en chambre d'enregistrement. Au cours de ce long r�gne, il y eut plusieurs tentatives de coup d'Etat. La plus connue est celle de Tahar Zbiri mais d'autres auraient exist�. Boumedi�ne quitta le pouvoir pour le cimeti�re. Emport� par une maladie qui n'a jamais livr� tous ses secrets, il demeure un des symboles du pouvoir militaire dans l'histoire de l'Alg�rie. Il partage avec Ben Bella l'arriv�e au pouvoir par un coup de force. L'issue est cependant diff�rente. Ben Bella est �ject� par un coup d'Etat. Boumedi�ne, lui, d�c�de. Un colonel, Chadli Bendjeddid, succ�de au colonel Boumedi�ne. Ce choix proc�de par lui-m�me de l'argument de force. Entre un politique, Abdelaziz Bouteflika, et un militaire reconverti, Mohamed Salah Yahiaoui, le choix de la hi�rarchie militaire tenue de d�cider du successeur de Boumedi�ne se porta sur Chadli Bendjeddid, le plus ancien dans le grade le plus �lev�. Chadli Bendjeddid, finaud, voulut marquer sa diff�rence avec Boumedi�ne mais sans omettre de renforcer le m�me syst�me, bas� sur l��conomie de la force brutale et de la coercition, mis en place par ce dernier. Si pour des raisons de prophylaxie politique personnelle, il fit d�barquer les boumedienistes les plus influents, il s�avisa bien de maintenir intactes les bases du r�gime. Les ann�es 1980 sont celles de la friabilit� du socialisme, cher � Boumedi�ne, donc de la promotion du lib�ralisme, et celles de la mont�e de l�islamisme qui fera de l�Alg�rie l'un de ses premiers laboratoires sanglants. Elles sont aussi celles o� le d�bordement des luttes de s�rail dans la rue fut le plus spectaculaire. Mais la rue n��tant pas seulement la soupape de s�curit� o� viennent �chouer et se r�g�n�rer les conflits autour du pouvoir, elle a su exprimer, depuis le Printemps berb�re de 1980, ses propres aspirations. L�apparition de l�islamisme sous Chadli a eu pour effet de d�mocratiser d�une certaine fa�on la violence, la brutalit�, que l�Etat et ses forces de r�pression ont �t� amen�s � partager avec divers autres groupes de sa p�riph�rie ou de son opposition. La fin des ann�es 1980 verra la pleine expression � la fois de l�effervescence pluraliste et de la concurrence entre des potentiels de violence qui culmineront dans le terrorisme et l�affrontement arm�. Chadli Bendjeddid a r�v�l� ces derni�res ann�es que ce ne sont pas les officiers de l�ANP conduits par Khaled Nezzar qui l�ont fait d�missionner. Son d�part du pouvoir serait de son propre chef. Sans juger le contenu des raisons qui ont anim� les officiers janvi�ristes, sans pr�judice du sens que l�on doit donner � l�acte, comment nommer ce dernier ? Des officiers acceptant la d�mission d�un chef de l�Etat avant l��ch�ance de son mandat, en supposant qu�ils ne l�aient pas demand�, par l�entremise d�un pr�sident du Conseil constitutionnel plus effray� encore que le d�chu, comment cela s�appelle-t-il en droit ? Un coup d�Etat ! C�est l� que survient l��pisode Boudiaf. Dans un moment o� la violence, monopole de l�Etat jusqu�alors, s��tait �miett�e en quotas dont diff�rents clans faisaient un usage privatif, la brutalit� ne caract�risait plus seulement les appareils �tatiques mais la soci�t� alg�rienne dans son ensemble. Boudiaf ignorait le degr� de corrosion par la violence et la corruption qui avait atteint l�autorit� centrale, d�j� fragilis�e par son ill�gitimit� fondamentale et ses errements. Son assassinat marquait une �tape dans la descente aux enfers de la violence, devenue la seule m�diation entre les Alg�riens forc�s de se d�prendre de tout lien pacifique. Sa qualit� d�ancien colonel de l�ALN et de pr�sident de l�Organisation des moudjahidine conf�rait � Ali Kafi (1992-1994) les attributs de la �l�gitimit� aur�olant la violence l�gale pour assurer un int�rim � la t�te du HCE. Le d�veloppement du terrorisme justifiait celui de la violence ainsi que tous les dispositifs l�gaux d�exception. Personne ne s�est embarrass� � retenir Kafi lorsque le temps de l�int�rim fut r�volu. Un autre colonel, ayant une personnalit� singuli�re, l�galiste, Liamine Zeroual est forc� de prendre le pouvoir. Il aurait �t� port� � la pr�sidence par un coup d�Etat � l�envers. Il fallut, dit-on, le contraindre pour qu�il accepte d�endosser cette responsabilit� alors que d�ordinaire, le coup d�Etat sert � chasser les pr�sidents et non pas � les faire. Il n�accomplit pas son mandat jusqu�au bout, les luttes opaques l�obligeant � jeter l��ponge. En 1999, Bouteflika, qui crut pertinent de faire �tat de son grade de commandant pendant la guerre de Lib�ration, soucieux de puiser non pas dans l�action politique mais dans le m�tier des armes une l�gitimit�, entamait le r�gne qui dure encore aujourd�hui. Pas moins que les autres, ce r�gne demeure violent et brutal. Bouteflika sera-t-il le seul pr�sident de l�Alg�rie ind�pendante � aller jusqu�au bout de son mandat ? Une constante dans toute cette histoire : jamais un �lan populaire n�a accompagn� un coup d�Etat ! Une fois celui-ci commis, on organise immanquablement des mascarades �lectorales pour arrimer le nouveau pouvoir � une pr�tendue l�gitimit�. Tout cela est toujours rest� bien entendu dans l�esprit de la devise : �Par le peuple et pour le peuple�.