Ils sont réunis autour de deux tables dans une pièce trop étroite. Une caméra de télévision est là. Ils regardent leurs mains, tournent sans arrêt les feuilles de leurs dossiers, comme pour être sûrs qu'ils n'oublieront rien. Ces six hommes ont un point commun : ils ont été témoins d'un acte de corruption, ils l'ont dénoncé et c'est là que les problèmes ont commencé. L'un d'entre eux, ingénieur en travaux publics à Alger, a mis le doigt sur un système de détournement de fonds au sein d'un groupement algéro-français. «Le marché était réévalué avec des avenants. Via de faux contrats de sous-traitance, l'argent était détourné au profit de l'entreprise française», explique-t-il. Il fait un rapport à sa hiérarchie, mais doit s'absenter pour un congé maladie. Il apprend alors qu'il est suspendu de ses fonctions pour «rixe et violences physiques sur le lieu de travail». L'ingénieur fait alors appel au ministère des Ressources en eau, l'institution de tutelle. Il est réintégré dans l'entreprise, mais son salaire est gelé. Il dénonce alors sa situation auprès du procureur de Bab El Oued. Il est alors chassé de l'entreprise. A peine six mois se sont écoulés depuis qu'il a constaté le délit. Aujourd'hui, l'ingénieur a porté plainte auprès du procureur de Toulouse. «J'estime que l'entreprise française est responsable des représailles que j'ai subies.» Car il s'agit bien de représailles. Quelques mois après avoir perdu son emploi, il est contacté par les services impôts qui lui réclament plus 1,4 million de dinars. Pour s'en sortir, il vend un bien immobilier. Il est ensuite attaqué en justice par un opérateur de téléphonie à qui il loue sa terrasse pour y installer une antenne. La justice donne raison à l'opérateur. détournement «Dans le système actuel, dénoncer des faits de corruption n'a aucun sens car tout le système est corrompu. Je n'attends plus rien de l'Algérie», estime-t-il. Et si l'instruction à Toulouse ne donne rien ? «On se débrouillera», dit-il en souriant doucement. A ses côtés, un autre homme refuse d'être filmé par la caméra de télévision. Agé de 49 ans, il vit à Annaba. Il était officier dans les télécoms et a été témoin de détournement de biens de l'Etat sur son lieu de travail. En 1993, alors qu'il écrit au ministère de la Défense pour signaler les infractions, il est condamné pour insubordination et incarcéré pendant six mois à Ouargla. Il finit par être radié. L'histoire ne s'arrête pas là. Alors qu'il a quitté l'armée et qu'il se fait embaucher comme fonctionnaire, il dénonce une nouvelle affaire de corruption entre plusieurs présidents d'APC. Son salaire est bloqué et il est révoqué sans motif. Ses multiples demandes de recrutement auprès d'organismes publics n'ont jamais reçu de réponse. Depuis 2005, il n'a plus été engagé nulle part. Aujourd'hui, les sanctions sont presque systématiquement doubles. D'abord, la hiérarchie multiplie les punitions administratives avant de prononcer le licenciement. Ensuite, la justice s'empare de l'affaire et accuse le citoyen de dénonciation calomnieuse ou de rupture du secret professionnel. Un constat que dénonce l'Association nationale de lutte contre la corruption qui, malgré des demandes déposées il y a plus d'un an, n'a toujours pas d'existence légale. «Dans la majorité des cas, les dénonciateurs n'obtiennent pas gain de cause. La justice est instrumentalisée, les licenciements sont abusifs et ces hommes finissent en prison», raconte Halim Feddal. Ces histoires individuelles se multiplient, devenant une réalité générale. corruption Dans un sondage à petite échelle, mené par des militants de la lutte anticorruption, les Algériens interrogés affirment qu'ils ne croient ni en la justice ni en l'administration pour obtenir une décision juste face à une affaire de corruption. «La situation du pays s'est aggravée, confirme HalimFeddal. La corruption est généralisée. Des milliers de milliards de dinars sortent illégalement du pays. Comme les pays traditionnels de transfert de capitaux ont renforcé leur lutte contre la corruption internationale, les fonds sont désormais détournés vers des pays étrangers instables». Plus d'espoir en la justice, restent les médias. «Dans les pays démocratiques, les militants forment des lobbies. Nous allons faire pareil et dénoncer toutes les affaires dans la presse, puisque l'Etat ne fait pas son travail», explique Halim Feddal. Pourtant, les militants sont tous très pessimistes. «Le phénomène de la corruption a besoin d'être abordé au sein d'un Etat de droit. Or, aujourd'hui, la corruption est abordée de façon politique, pour régler des comptes. Comment voulez-vous que la Ligue des droits de l'homme intervienne ?, s'interroge Kamel Daoud, de la Ligue de défense des droits de l'homme de Annaba. Aujourd'hui, nous ne pouvons pas aller plus loin qu'un classement international car la corruption est inhérente au fonctionnement des institutions. Notre seule possibilité est la société civile. Elle est absente.»