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Pour une écriture «désidéologisée» de l'histoire
Publié dans El Watan le 22 - 01 - 2014

Calé entre Ahmed Lahri, notre confrère de Canal Algérie et modérateur du forum, et le sociologue Madjid Merdaci, l'enfant de Constantine avait en face de lui une salle pleine comme un œuf, où se mêlaient des historiens, des universitaires, des anciens moudjahidine, des figures politiques et de nombreux journalistes.
Benjamin Stora embarquera, d'emblée, son auditoire dans un voyage passionnant autour des grandes stations qui ont scandé sa quête, en distillant les principes cardinaux qui l'ont guidé dans sa démarche historiographique. «Quand j'ai commencé à travailler dans les années 1970, l'histoire du nationalisme algérien n'était pas très à la mode à l'époque», dit-il. Le jeune chercheur qu'il était (aujourd'hui il a 63 ans) fait des débuts fracassants avec une thèse consacrée à Messali Hadj, un homme «qui n'était pas en odeur de sainteté dans l'histoire officielle», glisse-t-il.
«Rompre avec l'écriture anonyme de l'histoire»
Benjamin Stora va, assez vite, forger sa propre voie avec, à la clé, de nouveaux objets d'étude. Il décide de se lancer dans un ambitieux travail biographique dédié aux acteurs du Mouvement national. C'est ainsi qu'il publie, en 1985, chez l'Harmattan, un copieux dictionnaire sur la vie et l'œuvre de 600 militants nationalistes algériens. En ce temps-là, «la grande particularité de l'écriture de l'histoire est qu'elle était héroïque et anonyme, où les acteurs n'avaient pas droit de cité», souligne l'orateur. «Les travaux biographiques étaient marginaux en France et considérés comme un genre mineur», ajoute-t-il. Et c'est précisément ce qui l'a décidé à changer de perspective et s'intéresser spécialement à ceux qui ont fait l'histoire. «C'était pour rompre avec le concept de l'histoire sans acteurs. Il fallait restituer l'action de ces hommes qui ont fait cette histoire», explique-t-il. «La tendance était à l'histoire lourde, structurelle, pas à hauteur d'homme.» Donc, pour lui, c'était une manière d'humaniser la révolution algérienne. D'un autre côté, il voulait «désidéologiser l'histoire», estimant que l'écriture de l'histoire était fortement marquée par l'idéologie au détriment «des hommes et des femmes qui l'ont fabriquée».
Apartir des années 1980-1990, il note un changement de cap à l'échelle mondiale : c'est le recul des idéologies, avec la chute du Mur de Berlin et l'effondrement de l'URSS. Les «grands récits» s'amenuisent. L'individu est remis au cœur des processus historiques. En Algérie, la fin du parti unique après Octobre 1988 autorise le retour de nos «historiques», observe le conférencier : Aït Ahmed, Ben Bella… Puis Boudiaf en 1992. C'est une période caractérisée également par une effervescence éditoriale sur le plan de la production mémorielle. «Durant les années 1990-2000, il y a eu 150 à 200 ouvrages publiés. Les acteurs ressentaient la nécessité de livrer leur version de l'histoire et c'est quelque chose de tout à fait nouveau», indique l'auteur de Algérie : formation d'une nation. En France, des protagonistes parlent. Stora évoque à ce propos les mémoires du général Aussaresses parus en 2000, et où l'ancien bourreau admettait l'usage de la torture et les liquidations physiques. «Ce livre a eu l'effet d'une bombe», dit-il. Stora constate ainsi une «tendance à l'individualisation de l'histoire avec un risque de privatisation de cette histoire».
Mémoire vs histoire
Le conférencier soulève uneopposition entre «mémoire» et «histoire» «qui est un vieux conflit». Il diagnostique un «effet pervers» dans cette profusion mémorielle : le risque que les acteurs dénient aux historiens le droit de tout travail critique sur ce matériel et «que ce soient les acteurs qui donnent la ‘‘vérité'' de l'histoire indépendamment de la lecture critique des historiens».
Benjamin Stora attire l'attention du public sur une autre contrainte qui vient compliquer davantage le travail des historiens : le «déluge de sources véhiculées par internet», et qui brouille le travail historiographique. «C'est un défi supplémentaire pour l'historien qui se doit de prendre en compte cette mémoire.» Toutefois, Benjamin Stora considère que la mémoire des acteurs a une place indéniable dans l'écriture de l'histoire. Tout comme il insiste sur un autre matériau précieux : les images. Archives audiovisuelles, photographies, films, documentaires, reportages… Cette dimension iconographique est pertinente en ce qu'elle témoigne des représentations de la guerre dans l'imaginaire collectif. Au terme de son exposé liminaire, l'historien dira qu'il faut, en définitive, coupler ou confronter trois sources «pour construire un récit cohérent proche de la vérité» : les mémoires des acteurs, les archives de l'Etat et les fonds images.
A une question d'Ahmed Lahri sur ce qui a changé dans la méthodologie de l'historien d'aujourd'hui, Stora réplique en pointant le rôle grandissant des acteurs «qui ont envie de parler, ce qui n'était pas le cas il y a 20 ou 30 ans». L'invité du forum de Liberté rebondit, dans la foulée, sur la «mémoire numérique» induite par les réseaux sociaux.
Quant le net s'en mêle

Les acteurs se filment, postent des vidéos, dans une volonté de laisser une trace, a-t-il remarqué. «Aujourd'hui, facebook est devenu un annuaire mondial. N'importe qui peut vous contacter et vous livrer des documents, des archives. Il y a dix ans, il était difficile d'avoir accès à un historien, à un journaliste. Le nombre de documents que je reçois par facebook est considérable», témoigne-t-il. «Il y a un trop-plein d'archives, de sources. C'est un flot continu. Il y a un travail de tri à faire», poursuit-il. D'après lui, «le Net est devenu un lieu de combat mémoriel». Et d'ajouter : «Il y a une grande différence avec la situation qui prévalait il y a dix ans. Aujourd'hui, les Etats ne peuvent plus contrôler de la même manière les processus d'écriture de l'histoire.» L'historien estime qu'internet est un outil «à la fois facile et dangereux». La difficulté, dit-il, est de vérifier ce matériau et de le soumettre à l'épreuve des faits. Ce genre de documents donne parfois lieu à la «fabrication de fausses sources», avertit le chercheur. Et de mettre en garde contre les tentations révisionnistes et négationnistes de certains internautes. Sur ce dernier point, Madjid Merdaci a tenu à apporter son soutien à Benjamin Stora en évoquant «le geste nauséabond» d'un intellectuel d'extrême droite, Alain Soral, «qui a diffusé une vidéo qui remet en cause le massacre du 17 Octobre 1961 en disant que c'est de la manipulation de la part du FLN et de Benjamin Stora», a-t-il dénoncé en apportant sa solidarité à son illustre confrère.
Par ailleurs, l'hôte de Liberté appelle les politiques, la société et l'Etat à prendre le relais des historiens. Ces derniers «ne peuvent pas à la fois écrire l'histoire et faire en sorte que la société s'en empare», dit-il. Stora salue la réhabilitation de Messali et le fait que son nom ait été attribué à l'aéroport de Tlemcen en soulignant que le travail qu'il lui a consacré «serait resté marginal s'il n'y avait pas eu ce geste politique».
Benjamin Stora pense qu'il y a plusieurs formes par lesquelles la société peut relayer les historiens et témoigner sa reconnaissance à celles et ceux dont l'œuvre aura été éclairée par l'écriture de l'histoire. «Cela passe par les musées, les manuels scolaires, les noms de rue, les films, les places publiques», énumère-t-il.
Accès aux archives
Enfin, Benjamin Stora a plaidé pour un accès à «toute une série d'archives de l'Etat algérien, pour donner d'autres versions» et être «dans une relation égalitaire» vis-à-vis de la France dans l'écriture de l'histoire, «au lieu de tout attendre de la France, est-ce qu'elle va ouvrir ses archives ou pas ?» L'auteur de La Gangrène et l'oubli assure que la «commission mixte algéro-française» sur les archives existe toujours en précisant qu'il a assisté à une seule réunion de cette commission. Il ajoute que celle-ci travaille non pas «à la restitution des archives mais pour la libre consultation des archives».
Stora insiste sur «la responsabilité de l'Etat, de l'université, dans la formation des chercheurs» et sur «la liberté d'investigation» des historiens. «Il ne faut pas se contenter d'un seul point de vue. C'est comme ça qu'on devient historien», conseille-t-il.


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