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Miloud est décédé, inventaire après la mort

Miloud, bien connu et familier des adhérents du Café Social Belleville, est décédé le 25 février. Sa disparition nous bouleverse. Inventaire et retour sur la vie de cet homme parti tout seul, un jour triste d'hiver. Il avait 78 ans.
Juillet 2013 : hospitalisation pour un état de santé inquiétant. La maigreur s'est installée. Perte brutale de poids, perte d'appétit. La force pour croquer la vie semble partie.Novembre : sortie d'hôpital. L'été est loin, le froid est déjà là, mordant.
Retour au domicile pour «recouvrer». Désordre d'une chambre quittée comme précipitamment : lit défait, vêtements éparpillés, des restes de repas moisis, pain durci, produits périmés, de nombreuses tablettes de médicaments entamées, odeur de renfermé… Miloud n'était pas attendu.
Croisé dans la rue, il était en habits d'été. Le manteau chaud était devenu trop lourd. Plus assez de force pour le porter. Il ne pesait plus que 50 kg. Il était sorti s'acheter une barquette de semoule et de bouillon. Depuis, affaibli, il ne sera plus capable de ressortir, comme piégé. Une prison, disait-il. Je me rendais chez lui tous les jours de la semaine pour l'approvisionner en barquettes de semoule et de pommes de terre cuites, seuls aliments qu'il se sentait capable de manger. Sans plaisir. Retour à domicile, portage de repas à domicile. Mais tout finissait dans la poubelle, sauf la petite bouteille d'eau minérale. Miloud tenait pendant des semaines avec les barquettes de semoule et les pommes de terre. Passage quotidien de l'infirmier pour le pilulier et la tension. Plus tard, le médecin prescrira la douche et la toilette quotidiennes.
L'impératif d'une hygiène médicale a permis de le réhydrater. Comme irrigué à nouveau par la sève de la vie ou le lait maternel, Miloud reprenait son statut d'être humain, propre, rasé, sentant bon. Il serait tiré d'affaire, disait son médecin, s'il s'alimentait mieux et reprenait un peu de poids. Les compléments nutritionnels hypercaloriques et hyperprotéinés ingurgités en présence de l'infirmier n'y changeront rien. La dénutrition, dans son cas, reste sévère. Miloud mettait beaucoup plus de temps pour ouvrir la porte de son studio. De plus en plus faible, il commençait à avoir le vertige.
Quel soulagement : le cliquetis des clés, la porte s'ouvrait enfin. Désorienté, parfois hagard, comme sonné, Miloud finissait par montrer qu'il était tout de même content de ma visite. Un petit poste radio nasillard lui tenait lieu de fenêtre sur le monde et lui apportait les nouvelles des révolutions arabes. Miloud a une sœur, plus jeune que lui, qui est restée en Algérie. Il ne lui a plus donné de nouvelles depuis de très nombreuses années. Il a ressenti le besoin de renouer avec elle. Non, pas fâchés. Non, pas un ancien supplétif de l'armée française. C'est la vie. Nous avons dû fouiller longtemps dans les papiers et avons fini par trouver un numéro de téléphone avec l'indicatif de l'Algérie, griffonné sur un bout de carton. Je compose le numéro.
Sa sœur Maghnia était au bout du fil. Quand elle a reconnu la voix de son frère, elle a éclaté en sanglots. Inconsolable. Elle n'avait eu de cesse de pleurer, pensant que son frère était déjà mort. Retrouvailles brutales, mais émouvantes. Désormais, Maghnia appellera tous les jours pour prendre des nouvelles. Elle, si pauvre : ces appels téléphoniques lui coûteront beaucoup.
Il tente de la rassurer sur son état de santé. Mais il ne pourra pas se rendre en Algérie. Elle ne peut pas venir en France, non plus, pour le voir. Frère et sœur, mais condamnés à ne plus se revoir après tant d'années de séparation. Problème de santé pour l'un, problème de visa pour l'autre.
En toute confiance, Miloud a commencé à se livrer un peu et à me parler de lui, de sa vie, avant d'arriver dans le quartier Belleville. Avant, il logeait dans un petit hôtel meublé, près de la Porte de Montreuil. Il y est resté longtemps jusqu'à sa démolition. Il m'a parlé de ses amours. Une femme qui buvait, mais qui avait beaucoup d'affection pour lui. Elle s'était mise à l'aimer, car il était gentil avec elle. Quand elle ne le voyait pas, elle partait à sa recherche dans les cafés du coin, jusqu'à le trouver. Combien de temps a duré la relation avec cette femme ? Qu'est-elle devenue ? C'est le passé. Avec pudeur, Miloud disait que l'étreinte et l'affection féminines lui manquaient, tout autant que le sentiment d'avoir aimé et d'avoir été aimé.
Le 17 janvier, retour à l'hôpital pour des examens programmés d'avance. Des anomalies seraient suspectées, mais on ne savait pas de quoi il s'agissait. Miloud quittait sa prison et retrouvait un cadre plus rassurant : de nombreux soignants, un voisin de chambre à qui parler, la télévision, les repas servis et débarrassés… Le retour au domicile à nouveau ne serait plus envisagé. Il faudrait une autre prise en charge. Le 12 février, Miloud est transporté en ambulance, avec son baluchon, pour intégrer une maison de repos, pour une prise en charge dans le cadre d'une rééducation nutritionnelle.
La maison de repos est située dans l'Ain, à environ 80 km de Paris. Le 17 février, il est transporté d'urgence par le Smur à l'hôpital de Château-Thierry. Détresse respiratoire. Service de réanimation. Une vaste chambre d'hôpital. Miloud est plongé dans un sommeil profond. Des machines ont pris le relais des fonctions vitales. On ignore l'étendue des séquelles et les chances réelles de récupération. L'équipe de réanimation mobilise tous les moyens et toute son énergie pour repousser la mort menaçante. De nouvelles machines ont été installées en renfort. Le sommeil reste toujours profond. Les médecins pouvaient me le dire, étant identifié comme personne de confiance sur les papiers administratifs : «Nous ne baisserons pas les bras. Nous ferons tout ce qui est possible pour le tirer de là, mais la situation est désespérée. Ce Monsieur a-t-il une famille ici ? Au pays ? Il conviendrait, sinon, de la préparer à une mauvaise nouvelle.»
La mauvaise nouvelle est arrivée le 25 février à 22h. Le service de réanimation m'informait du décès de Miloud. Son corps allait être mis dans la chambre froide le lendemain matin. Qui se chargerait des funérailles ? Questions posées par les services consulaires que nous souhaitions associer aux démarches : avait-il laissé de l'argent sur son compte ? Combien ? La famille est déjà prévenue ? Cependant, pas un seul mot sur le défunt, ni sur les circonstances de sa mort ni sur le lieu de l'enterrement de sa dépouille. Affaire classée.
Pour en avoir parlé déjà avec lui, Miloud a exprimé le désir d'être enterré à Tlemcen, en Algérie. Et ce fut le début des tracasseries. Miloud aurait eu tort de mourir dans un autre département que celui où il a son domicile. Il aurait également la mauvaise idée de s'appeler plutôt Mouloud sur les papiers algériens. Sa dépouille restera 4 jours de plus dans la chambre froide, en attendant de recevoir les bons papiers de l'état civil de son pays de naissance. La dépouille quittera le funérarium de Château-Thierry le mercredi 5 mars.
La toilette mortuaire a été faite et le corps préparé pour le fret aérien. Nous étions peu nombreux à aller lui dire au revoir. Mes collègues de Belleville et deux adhérentes du Café Social. La tristesse des lieux, le silence assourdissant, les prières dites trop vite par les deux toiletteurs qui feignent un accablement de circonstance : il y avait dans toute cette atmosphère de quoi nourrir une révolte féroce. Le cercueil sera acheminé à Roissy. La dépouille de Miloud passera la nuit dans un hangar. Code barre, scanner et après embarquement en soute, comme une marchandise. Dix jours se seront écoulés avant que la dépouille de Miloud n'atterrisse en pays natal.
Restituée à la famille, comme un objet trouvé. Il est arrivé en France en 1957, discrètement. Il fait le voyage du retour 57 ans après, tout aussi discrètement. Les membres de sa famille n'ont pas bien vu son visage, car il était en partie recouvert par un linge blanc qui a visiblement débordé. Le cercueil était plombé. Il y aurait comme un doute. Est-ce bien le corps de ce frère que l'on nous ramène ? Détresse nutritionnelle, détresse respiratoire, détresse tout court. Et, au bout, la solitude et la mort.


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