Après Climat de France, il y a le ciel. Un flanc d'arbres et de verdure surplombe un carré de colonnades érigées en haut de tout, loin du monde. A l'entrée principale de la cour, une muraille d'une quarantaine de mètres, soutenue par deux rangées de colonnes, s'ouvre sur les collines d'habitations qui entourent la capitale. Sur sa façade intérieure est inscrit en arabe, «Faites du bien, le bon Dieu aime les bienfaiteurs». Au-dessous de l'inscription divine, un dealer coupe une ligne de hachich à l'aide d'un cutter. «C'est 2000 DA la barrette !», s'exclame Ali, 24 ans, en rangeant une épaisse liasse de billets de 1000 DA dans sa sacoche. Il vend sa marchandise tous les jours «de 10h au coucher du soleil» et précise qu'il en sera ainsi «jusqu'à la mort». Un client approche ses narines d'une boule de hashish, évaluant la qualité à l'intensité de l'odeur, imperturbable devant les deux inconnus qui observent la scène. Aux 200 Colonnes, tous les gagne-pain se ressemblent, le commerçant ambulant vend ses légumes et fruits à la criée, un des bijoutiers forge son or à rideau fermé et les dealers fournissent ouvertement les clients véhiculés qui défilent à la chaîne. «Nooormal», résume l'un d'entre eux. Les affaires tournent dans la tranquillité. Dans les rues de Bab El Oued, Climat de France et les 200 Colonnes ont pourtant une réputation sulfureuse. «Ce sont des favelas ! La police ne met pas ses pieds là-bas», s'exclame un homme du vieux quartier d'Alger. Éboueurs Les hommes en uniforme bleu sont en effet persona non grata dans la cité blanche : «Un soir, un policier rôdait près de l'entrée, alors que je descendais une bière à côté. Je lui ai sauté dessus et l'ai foutu dehors», raconte Ali, l'air serein. Pour pénétrer les lieux, les autorités ont donc dû redoublé d'imagination. «Des agents de police se sont déguisés en éboueurs pour entrer incognito et ont arrêté un groupe de dealers», affirme un jeune chauffeur de taxi qui connaît bien les environs. Si les guerres de quartiers entre Climat de France et les jeunes de Diar El Kef (Carrière, Oued Koriche) et Beau-Fraisier (Oued Koriche) ont cessé depuis deux ans, selon les jeunes, les tensions occasionnelles qui les opposent aux forces de l'ordre sont toujours d'actualité. Dans les journaux, les émeutes de Climat de France en 2011, qui ont éclaté après la construction de baraques clandestines par les habitants, ont laissé place aujourd'hui aux violences qui gangrènent les nouvelles cités populaires de la région d'Alger. La vague de relogements délocalisant des familles de jeunes issus des quartiers rivaux, dans des cités communes, ont eu un effet dévastateur. Suite aux événements, les autorités ont annoncé à la radio publique, quelques semaines avant l'élection présidentielle, la création d'une base de données répertoriant les délits des suspects «récidivistes» habitant les nouvelles cités. Aucune extension n'a été précisée pour les vieux quartiers sensibles. Là-haut. Les murs du marché Kbir sont toujours bien gardés par les vendeurs de stupéfiants postés à l'entrée de la muraille. «C'est la loi de Dieu qui règne ici», déplore dans la fatalité un habitant du quartier. «Ici, on n'est pas à Climat de France. On est à Climat de Souffrance !», déplore un mécanicien, la peau mâte rongée par les cicatrices, les mains noircies par le cambouis. Climat de Souffrance «Avec plus de confort, la vie serait nettement plus agréable», ajoute-t-il. Une patrouille de la gendarmerie fait la ronde des commerces dans la cour de la cité. Ali s'approche du 4×4, le sourire aux lèvres : «Vous avez besoin de quelque chose ?» Les gendarmes répondent avec le même sourire. Ali fait les présentations et lance sans vergogne : «Il n'y a pas d'autorité ici !» «C'est toi l'autorité !», répond un des gendarmes. Fin de la discussion. Les gendarmes, qui avaient jusque-là l'air d'errer au quatre coins de la cité, quitteront les lieux cinq minutes plus tard. «Ils (les gendarmes) ne nous dérangent pas, alors on les laisse entrer, les flics par contre, c'est hors de question», rappelle Ali. La main ornée de bagues en argent, Ali soulève son tee-shirt, une ligne de signaux de détresse maritimes sortent de son jogging : «Je les expédie tout droit sur les flics pour qu'ils foutent le camp», précise-t-il. Ali parle à bâtons rompus, se prête au jeu des questions, sort quelques cachets d'une plaquette orange, des psychotropes puissants que les dealers appellent «Madame Courage». «Certains jeunes en prennent pour vaincre la peur lors d'une bagarre émeute, provoquée parfois arbitrairement pour faire passer la drogue», affirme un jeune client venu acheté du «H», rencontré plus tôt dans un taxi. Autarcie Derrière une des trois cages sans filet sans filet de la cour, deux enfants poussent une machine à laver, bonne pour la casse. Une volée d'oiseaux dessine une ronde dans une synchronisation parfaite. Sur une colonne dressée en contrebas d'un escalier qui mène à l'extérieur de la cité, un message peint sur un pilier exhorte quelques consciences «d'arrêter de vendre de la drogue». Un deuxième message peint de rouge se répand sur une des deux cents colonnes en ces mots : «Ton sourire deviendra larmes et douleur chez ta famille, si Dieu le veut.» Sous le soleil et le calme ambiant, les risques d'émeutes et d'incarcération s'évanouissent dans le silence qui accompagne ce lieu de solitude. Le frère d'Ali arrive. Lui aussi vit du trafic de drogue en travaillant avec son frère. Ils ont tous deux arrêté leurs études très tôt. Le père est absent, la mère au chômage vit seule avec ses trois enfants. Scénario classique chez de nombreux jeunes dans le quartier. La drogue est le gagne-pain familial et Ali confirme que «beaucoup de familles du quartier vivent de cette ressource». Interrogé sur la possibilité ou non de trouver un travail moins risqué Ali répond : «Je suis fiché à cause de mes récidives. A l'âge de 24 ans, j'ai déjà quatre séjours en prison à mon actif. Avec mon casier judiciaire, je ne trouverai jamais de travail.» Réponse classique chez beaucoup de dealers. De retour à la cité, le calme règne toujours. Les quelques magasins d'alimentation et autres commerces de première nécessité nichés en dessous des colonnes donnent l'impression que les habitants du quartier peuvent quasiment vivre en autarcie, planqués dans des lignes de baraques à briques et des gourbis improvisés aux dimensions exiguës. Mangouste La mère d'un adolescent du quartier accepte d'ouvrir la porte de son deux pièces miniature. Cette mère de cinq enfants, vêtue d'une robe à fleur, les cheveux partiellement dissimulés sous un bandana, accueille ses invités dans un salon, converti le soir en chambre à coucher. «On est huit à la maison, on est parfois obligés de dormir à tour de rôle. Ma fille dort sur un matelas près des toilettes.» Confrontés au manque de place, des habitants ont bâti un étage d'abris supplémentaires au-dessus de la construction initiale. En 2009, l'une de ces habitations a été soufflée suite «à l'explosion d'une bouteille de gaz butane». Bilan : cinq morts. Sur les lieux de «l'accident», un autre message à la peinture s'étend sur un mur fissuré : «34 familles vivant dans un immeuble menacé d'effondrement demandent une solution». Aux 200 Colonnes, certaines revendications se font manifestement le long des murs et des piliers. De retour à nouveau sur place, des jeunes rejoignent Ali qui fait les nouvelles présentations : «Lui c'est B13 (en référence aux films d'action français Banlieue 13 Ultimatum abrégé B13 U, ndlr). Quand la police arrive, il court comme un lièvre d'une baraque à une autre.» «On a tous des surnoms», dit le jeune homme présenté. «Lui par exemple, on l'appelle Nnems (mangouste), parce qu'il fait le pied de grue, vole et disparaît rapidement, il a d'ailleurs été expulsé d'Espagne pour ça», témoigne-t-il, avant d'aller acheter boissons et karantita pour les trois journalistes sur place. Dans la cité, le surnom est une marque d'identification courante, en lien avec le passé de l'individu ou les caractéristiques spécifiques de chacun. «Même les autorités n'ont pas accès à notre identité. Comme on est recherchés, on n'a pas de papier sur nous», avoue-t-il. Au cours de la discussion, B13 dit appartenir aux «Ouled El Marché» (les fils du marché) un «gang de 27 personnes». Microsome Les Ouled El Marché, un gang ? Pas si sûr. Certains jeunes travaillent en collaboration avec Ali, mais ce dernier précisera néanmoins que la plupart d'entre eux agissent pour leur propre compte. Dans un gang classique, tous les membres œuvrent pour le groupe. Le soir, Ali est de repos et oriente les clients vers le ou les vendeurs qui prennent la relève en soirée. Du matin au soir, la vente des stupéfiants semble donc être organisée. Une source du quartieraffirme que les jeunes, «capables d'affronter les autorités, peuvent vendre de la drogue. Des équipes de jeunes assurent la vente à tour de rôle du matin au soir». Difficile d'en savoir davantage. En l'absence de rituels d'initiation, de signes de langage identitaires et distinctifs et d'une hiérarchie stricte entre les membres, l'application de la notion de gang aux «fils du marché» serait vaine, car partielle. Ces jeunes, qui sont nés ou ont vécu dans le même quartier, forment néanmoins une sorte de microcosme né de l'exclusion sociale et se sont solidarisés autour d'intérêts et d'un territoire commun qu'ils protègent par le biais de la violence. En l'absence d'autorités «crédibles» aux yeux du groupe, l'agression verbale ou physique, que les jeunes affirment commettre «en cas de force majeure», devient parfois un acte d'autodéfense. «La drogue ? La misère ? Nous, on veut oublier la misère et vous vous nous la rappelez ? J'étais un bon élève, mais j'allais à l'école avec la haine et des chaussures déchirées, c'est comme ça qu'on tombe dans la violence. Le trafic de la drogue, c'est le gouvernement qui l'a voulu. Si Ali avait trouvé un travail mieux rémunéré il ne serait pas dans l'illégalité !», se défend un proche d'Ali qui croit avoir flairé en son interlocutrice «une indic» potentielle et décide de la tester. Madamettes «Où est votre carte de presse ? Vous habitez où ? Où travaillez-vous ? Ici on respecte les femmes, mais un pas de travers et vous aurez des problèmes !», fulmine-t-il. Ali demande à l'homme de se calmer et d'agir autrement. Ali est protégé par ses proches, lui protège marché Kbir et ses jeunes, réciproquement. Les Fils du marché contrôlent les flux, identifient les éléments étrangers, mémorisent les visages. Le soleil se couche, Ali se promène en claquettes, un tatouage à peine visible recouvre une partie de son pied. «C'est l'histoire de ma vie, confie-t-il. Je l'ai fait en prison.» Confiné dans un espace réduit avec l'ennui comme compagnie, certains prisonniers tatouent leur existence sur une partie de leur corps. La femme est un symbole de choix chez bon nombre d'entre eux questionnés sur le sujet. Sur son épaule droite, Ali s'est d'ailleurs tatoué un «Je dis merde aux femmes, sauf…» «Sauf ma mère bien sûr par respect», précise-t-il. «Je ne les aime pas, dit-il à propos des femmes. Pourtant j'ai trois madamettes, mais je n'ai pas trouvé la bonne, certaines ne savent même pas cuisiner. Il n'y a ni boulot ni mariage dans ce quartier.»