L'auditorium de l'Institut du monde arabe (IMA) pouvait difficilement contenir la foule venue assister, jeudi dernier, à l'hommage rendu à Kateb Yacine, à l'occasion du vingtième anniversaire de sa disparition. L'auteur de Nedjma a été ressuscité à travers la mise en espace de textes de l'écrivain et homme de théâtre algérien, Benamar Médiène, merveilleusement lus par Mohamed Fellag, Marianne Epin, Sid Ahmed Agoumi et Fatouma Bouamari. Intitulé « Kateb Yacine, le cœur entre les dents », l'hommage a débuté par un témoignage inédit, celui de l'écrivain disparu Mohamed Dib. Ce dernier, dans une courte interview, a raconté comment son destin a croisé celui de Kateb Yacine au sein du journal Alger Républicain à Alger. Mohamed Dib, âgé alors de 30 ans, a décrit Kateb, qui n'avait à ce moment-là que 22 ans, comme étant un garçon « intelligent, vif et s'intéressant à tout ce qui pouvait venir d'en-bas, c'est-à-dire du peuple ». Fut diffusé ensuite un autre document exclusif montrant Kateb Yacine en train de marcher dans les champs, tout seul, contemplant l'immensité de la nature et racontant, bribes par bribes, sa vie. On apprendra, par exemple, qu'il vouait un respect et une admiration sans bornes à sa mère, il la considérait comme le personnage central dans sa vie. Tour à tour, Il évoque aussi son voyage à Annaba (Bône) à l'âge de 16 ans et sa fulgurante rencontre avec sa cousine khadoudja dont il est tombé tout de suite amoureux, selon ses dires. Un amour impossible, avait-il constaté par la suite, puisque Khadoudja le dépassait de plusieurs années et était, de surcroît, mariée. Kateb Yacine avait aussi évoqué sa prise de conscience des problèmes de la vie, grâce à sa rencontre avec le peuple et tous ceux qui vivaient dans le dénuement et qui souffraient de l'injustice du parti unique et des appareils de l'Etat FLN. Les documentaires étaient entrecoupés par des chants a capela de Fettouma qui, de sa voix ronde et transporteuse, a interprété de vieilles chansons populaires, rappelant le bon vieux temps, lorsqu'il était encore possible à Alger de prendre une bière fraîche ou consommer un bon verre de vin sur la terrasse des cafés, tout en refaisant le monde. Un acte de résistance contre l'injustice de l'Etat et ses appareils FLN La deuxième partie a été consacrée à la lecture des textes de Benamar Médiène. Un succès à plus d'un égard. D'abord par la présence de deux monstres de théâtre (Fellag et Agoumi) qui ont su donner à la lecture une dimension universelle, tout en replongeant le public dans la réalité algérienne des années 1990 et, plus exactement, du 1er novembre 1989, le jour de l'enterrement de Kateb Yacine. Un jour différent de tous les autres, où les femmes ont décidé, pour la première fois, d'accompagner le défunt jusqu'au cimetière, bravant l'interdit et refusant de le pleurer en silence, comme le dicte la tradition. 1er novembre 1989. Jour symbolique à plus d'un titre. Tous les algériens épris et sensibles aux combats de Kateb Yacine sont sortis dans la rue pour pleurer la disparition d'un des leurs, un fils du peuple. Le cortège funéraire était interminable, et au chant de kassaman succédaient l'Internationale socialiste et autres slogans révolutionnaires. Il y avait aussi cet imam zélé, payé par l'Etat, qui, à travers les ondes de la radio algérienne, avait appelé le peuple à ne pas participer à l'enterrement, sous prétexte que Kateb Yacine était « mécréant, incroyant et ne méritant donc pas de place en terre d'islam ».L'appel de l'imam n'a eu aucun écho parmi le peuple. Encore plus, accompagner Yacine à sa dernière demeure était pour le peuple un signe de résistance contre l'injustice de l'Etat et ses appareils et contre l'appel des charlatans religieux de tous bords. La lecture finit d'ailleurs par un joli texte de Benamar Médiène, qui s'est mis dans la peau de l'auteur de Nedjma pour interroger l'imam fou d'Alger. S'ensuit une série de questions, aussi religieuses qu'existentialistes : « Pourquoi et comment l'imam a décidé de traiter Kateb Yacine de mécréant ? » « pourquoi ne pouvait-il pas prétendre à deux mètres carrés, comme tous les autres Algériens, dans un cimetière de son pays ? » « De quel droit l'imam pouvait-il traiter ainsi les morts, sans qu'ils aient le droit de répondre ? » « Pourquoi les hommes n'ont-ils pas le droit de choisir librement leur vie et leurs croyances ? » Autant de questions qui continuent de tarabuster la société algérienne, coincée entre un difficile désir de modernité et une application faussée des valeurs et des préceptes de l'islam…