Pendant le mois de Ramadhan, le chaâbi est le chouchou de la classe. Même l'Institut italien organise des soirées chaâbi. Assimiler cette musique au mois de Ramadhan est un cliché. Mais force est de constater que l'activité de cet art n'a jamais été aussi forte que durant cette période de l'année. Que ce soit des soirées animées par des cheikh confirmés, un Festival national ouvrant la porte aux plus jeunes, des soirées gratuites sur une terrasse à la Pêcherie, Ramadhan se présente comme le mois du chaâbi. Les onze mois restants de l'année, il est boudé, le public n'est pas au rendez-vous pour un style musical pourtant résolument algérois, et algérien. Rachid Berkani, artiste chaâbi, qui baigne dans ce genre musical depuis de longues années, en particulier les 38 ans qu'il a passées au sein du mythique orchestre de la Radio et Télévision algérienne, estime : «Durant le mois de Ramadhan, le chaâbi a toujours connu un boum, à l'époque, l'activité était bouillonnante, car on improvisait des fêtes avec les moyens du bord.» Et de poursuivre : «Ça se passait dans un petit café, chez un coiffeur ou dans un bain maure. Les moyens étaient restreints, mais les gens improvisaient du mieux qu'ils pouvaient.» Ce qui rendait le chaâbi, à cette époque, si populaire, nous raconte Berkani, «c'est le nombre de fêtes qui croissait où l'animation était assurée par des orchestres chaâbi. D'une part, ce style musical, tout comme l'andalou était dominant et d'autre part, il n'y avait pas une aussi grande influence occidentale qu'actuellement. De plus, les styles musicaux régionaux n'allaient pas au-delà des frontières de leur berceau». Féminin Le phénomène de repli que vit actuellement le chaâbi est en réalité dû à plusieurs facteurs, parmi lesquels la disparition de la cohésion et la solidarité entre les artistes dans ce milieu, ainsi que le manque de visibilité dont souffre la relève du chaâbi face à ses illustres figures, à l'image d'El Hachemi Gerouabi, Hadj M'hamed El Anka ou Amar Ezzahi. Par ailleurs, dans le milieu, une ligne conservatrice continue de présenter le chaâbi comme une musique purement algéroise et exclusivement masculine, ce qui a participé à «empêcher son épanouissement et sa propagation», s'attriste celui qui est l'une des têtes d'affiche du film El Gusto, mais qui se dit tout de même heureux de constater que le chaâbi a enfin pu se propager un peu partout dans le pays, et de voir des jeunes dans plusieurs wilayas, comme Chlef, Constantine ou Guelma, porter les couleurs de ce style si atypique. Le mérite, selon lui, «revient encore plus aux femmes, qui cassent les tabous et suivent le chemin de chanteuses comme Fadéla Dziriya, et ont un rôle encore plus important, celui de promouvoir cette musique au sein d'un public féminin», une fonction importante pour ce qui reste, au final, une musique par le peuple, pour le peuple. «Si le chaâbi a longtemps été l'affaire de solistes, c'est un groupe qui est probablement l'un de ses meilleurs ambassadeurs, notamment à l'étranger, le groupe El Gusto, dont Berkani fait partie avec fierté», ne manque-t-il pas d'affirmer. Patrimoine Et de poursuivre : «C'est un honneur d'être ambassadeur de la musique chaâbi de par le monde, le mérite revient à Safinez Bousbia (réalisatrice du film retraçant le parcours du groupe ndlr)». El Gusto s'est en effet produit dans différents pays, à l'image de la Norvège, des Pays-Bas, de la France ou encore des Etats-Unis, sans jamais se produire en Algérie, malgré le fait qu'il ait relevé l'immense challenge d'exporter, tout comme Dahmane El Harrachi, à une époque, cette musique à travers le monde. Avec beaucoup d'ironie, Berkani confesse : «Nous attendons d'être invités chez nous.» C'est d'ailleurs pour remédier à ce problème et faire en sorte que les Algériens se réapproprient ce qui fait partie de leur patrimoine que Berkani préconise que «l'activité soit annuelle». Pour cela, il pense à plusieurs solutions réalisables : «Sans exiger des initiatives de masse, mais à titre d'exemple, on pourrait ouvrir les cinémas fermés comme le Marignan à Bab El Oued, et laisser chaque semaine un artiste confirmé ou amateur s'y produire avec l'implication, bien sûr, des médias. A d'autres niveaux, accroître le nombre des festivals, qui s'organisent à travers le territoire national, pour faire la promotion de cette musique.» Les réseaux sociaux ont permis d'une certaine manière aux internautes de faire connaître plusieurs artistes. Les réseaux sociaux ont peut-être fait connaître un visage du chaâbi, mais «ces possibilités restent limitées à des forums de discussion, et des échanges froids», nous confie Mourad El Baez, porte-parole du syndicat des artistes. «Il ne faut pas lésiner sur les moyens, organiser des concerts d'une manière continue, au niveau national, et local. Revaloriser les conservatoires, et les doter de moyens de taille, pour offrir des formations de qualité, créer un pont entre l'école et le conservatoire, et absorber tout talent potentiel et le guider, au mieux, dans son évolution», suggère Berkani. Innovant Actuellement, après leur passage au conservatoire, ces jeunes artistes sont souvent livrés à eux-mêmes. Ainsi, Nacer Mokdad, superviseur de la neuvième édition du Festival de chaâbi, chanteur et enseignant, affirme : «Après, le couronnement de dix ans d'étude en musique, l'artiste est livré à lui-même, sans trouver la capacité à se populariser chez le grand public. Il est de même chez lauréats des festivals, même si la récompense est une somme importante (d'un montant de 500 000 DA, ndlr), l'après-festival est illusoire». Et de poursuivre : «Même après ce festival, un suivi pédagogique doit être organisé, du point de vue de l'apprentissage approfondi, dans le domaine musical, et du monde artistique.» Finalement, plutôt que de produire leur art librement, ces artistes se trouvent dans l'obligation de vivre à travers les canaux officiels que sont la Télévision nationale et le ministère de la Culture. Une tendance à l'uniformisation que dénonce Berkani : «Il ne faut pas suivre cette vague, mais être créateur, innovant.» Il déconseille ainsi «à ces jeunes de tomber dans la facilité d'imiter des cheikhs comme Amar Ezzahi». Il est aussi important, selon lui, pour les artistes de chaâbi d'avoir une certaine solidarité, à travers la création d'une communauté dynamique qui aurait du poids et pourrait parler à l'unisson, et défendre les droits des artistes chaâbi. Le premier problème à soulever serait celui de leurs créations qui se vendent illicitement sur le marché parallèle sans qu'ils ne touchent de royalties. Berkani se dit «compréhensif avec des artistes fatigués, de se faire voler leur dû ainsi, et surtout de voir des chanteurs, qui s'improvisent artistes, qui écrivent des chansons sans aucun sens, parfois vulgaires, connaître plus de succès et vivre bien mieux que ce chanteur chaâbi qui a consacré sa vie à son art.» Le chaâbi vit donc certes des temps difficiles en dehors du Ramadhan, mais comme l'a si bien formulé cheikh El Yamine Haimoun : «Le chaâbi tombe, mais il ne mourra jamais.»