Imaginez l'inimaginable. Dans les rues d'Alger, des filles en minijupe, des garçons avec les cheveux longs, d'autres coiffés à la Jackson Five. Nous sommes en 1969. L'Algérie connaît ses premières années d'indépendance et d'ouverture vers le monde. Trop occupée à se libérer des chaînes du colonialisme, elle rate la beat génération ? Elle compte vivre pleinement les années 1960, dont les valeurs –justice, liberté, indépendance, paix– correspondent à ses aspirations du moment. A cette époque-là, l'Algérie connaît surtout de nouveaux styles musicaux, en particulier le rock, l'hymne de la contestation, avec les Abranis, T34 ou Raïna Raï, du raï aux influences rock. Alors que le monde d'apprête à fêter le 45e anniversaire du festival de Woodstock, des Algériens se souviennent. El Ho, leader du groupe Cheikh Sidi Bémol, confie : «Ce festival a signifié beaucoup pour nous, en termes de liberté et de possibilités d'expression artistique, mais l'une des désillusions de l'époque a été la réaction des autorités qui n'ont pas compris les aspirations des jeunes. Elles s'attaquaient à des détails d'ordre personnel, comme cette obsession à ramasser tous ceux qui avaient les cheveux un peu trop longs ! Nous étions bien loin des idéaux de Woodstock !» L'auteur d'El Bandi affirme que «l'effervescence culturelle et intellectuelle que vivait le monde, à cette époque, n'a été que le prolongement du mouvement indépendantiste, qui toucha naturellement l'Algérie». Fréquence Le journaliste Ameziane Ferhani parle aussi de ces années avec nostalgie : «Croyez-le ou pas, mais les jeunes de l'époque étaient réellement branchés ! Malgré l'absence de moyens, nous étions au courant de tout. Nous étions constamment en train d'écouter la radio. Nous essayions tant bien que mal avec des amis de capter une fréquence pour écouter le concert des Beatles à Wembley ! Nous pouvions écouter les Rolling Stones, le matin, et El Anka le soir. C'est une idée reçue de dire que le rock entra en Algérie qu'en 1962, il était là bien avant mais hors d'accès. C'est un oncle bien plus vieux que moi qui me fit découvrir John Lee Hooker. On avait la chance d'avoir d'excellents disquaires, et quelque émigrés chez lesquels on s'approvisionnait.» Le contexte historique –les dernières années du colonialisme, la guerre du Vietnam, la cause palestinienne– favorisait, en marge de la musique, la politisation des esprits. C'est surtout de cela que se souvient El Ho en évoquant son grand-père : «Mon grand-père n'était qu'un simple cordonnier mais il se préoccupait de l'actualité, en Palestine, en Afrique du Sud ou au Vietnam. Et les artistes des années 1960 et 1970, engagés sans se réclamer porte-parole d'une cause ou d'une autre, parvenaient à toucher le plus grand nombre avec leurs textes politisés. Cet héritage traversa le temps.» Le chanteur du groupe Cheikh Sidi Bémol s'en réclame d'ailleurs : «La musique de ces années est une référence. Ce genre de festival a permis à certains chanteurs, inconnus, de devenir des références, comme Richie Evans, Joe Cooker ou les Who. Et c'est la raison pour laquelle je crois qu'un Woodstock algérien est tout à fait faisable. Il serait d'ailleurs une bénédiction pour tous les artistes cachés.» Wouedstock Anis Allal à la guitare, Ali Medouni à la guitare et au chant, Nazim Laggoune à la basse : trois Algérois de 20 ans ont d'ailleurs décidé de donner à leur groupe un nom sans équivoque : Wouedstock, en hommage à cette musique, «leur point de départ et de retour». «Des valeurs bien précises étaient défendues, comme la liberté d'expression, la fraternité entre les musiciens, le courage de l'opinion, la soif de créativité», explique Nazim, qui prépare avec ses acolytes un concert le 26 août à Oran. Ali poursuit : «Woodstock n'a pas été un festival, mais la personnification d'une époque, et comme héritage, s'il arrive à transmettre rien qu'une seule idée aux générations suivantes, c'est un succès.» Et Ameziane Ferhani de conclure : «Le mouvement hippie était planétaire. Il aurait été inconcevable que l'Algérie fasse exception. Woodstock fut vécu chez nous avec le même engouement. Je connais quelques chanceux, des habitants de Kouba, qui y ont assisté. Ils recevaient chaque jour la visite d'inconnus qui voulaient savoir comment ça s'était passé !»