L'histoire des événements du 17 Octobre reste à ce jour parcellaire. Tant que les archives diverses et surtout policières n'ont pas été ouvertes aux historiens et que celles de la Fédération de France du FLN ne seront pas mises à la disposition des spécialistes, nous serons obligés de faire avec ce qu'on a : c'est-à-dire les comptes rendus de presse, les témoignages et quelques ouvrages qui traitent de la question. Le thème que j'ai choisi d'aborder avec vous aujourd'hui se rapporte bien sûr à la manifestation du 17 Octobre 1961, mais aussi au choc, à la formidable explosion aussi réelle et concrète que symbolique qui s'est réalisée ce soir-là par l'entrée en scène surprenante et surtout inattendue de plus de 30 000 pour certains, voire 50 000 ou 60 000 Algériens, hommes, femmes et enfants qui ont investi Paris et occupé une vingtaine de boulevards, d'avenues et de rues des plus illustres de la capitale française pendant toute la soirée et une bonne partie de la nuit du 17 octobre, mais aussi pendant les journées des 18 et 19 octobre. Cette émergence explosive sur la scène sociale et politique ne restera pas sans conséquences politiques sur les Français, citoyens, associations et partis, ainsi que sur le gouvernement. On peut se demander tout d'abord qui étaient tous ces acteurs de la manifestation, intrus aux yeux de beaucoup de Français, et d'où venaient-ils. Faisons ensemble un rapide tour d'horizon. – Les acteurs du drame : émigrés et ghettos Qui sont-ils et d'où sortent-ils, ces émigrés émergeant d'espaces inconnus et jusqu'alors obscurs ? La présence des émigrés algériens en France est bien sûr ancienne. Mais pour de nombreux Français il y avait presque toujours coexistence, mais souvent ignorance. Au sein de la société française, les étrangers étaient la plupart du temps invisibles et occupaient des espaces inconnus de beaucoup de métropolitains. Sur les lieux de travail, les Français les côtoyaient certes, mais les rapports étaient très réduits. Dans les espaces sociaux, il n'y eut en vérité aucune politique d'accueil, ni de la part du gouvernement ni de celle du patronat. La construction de logements sociaux ou collectifs ne fut l'apanage ni des autorités ni de celles d'initiatives privées et les logements individuels furent encore d'une extrême rareté. Et pour savoir de qui on parle et sans entrer dans les détails statistiques de cette communauté, on peut dire d'emblée que leur évaluation normative a toujours été difficile. De la Première Guerre mondiale au Front populaire, leur chiffre a évolué progressivement, s'élargissant au cours du deuxième conflit mondial et se voyant pratiquement triplé peu avant l'indépendance de l'Algérie. Durant sa première phase, l'évaluation globale de cette émigration a pu réunir une majorité d'auteurs autour des chiffres de 100 000 à 120 000 Algériens présents sur le sol métropolitain. Mais rapidement, dès le centenaire de la conquête et surtout après le Front populaire, cette population dépassa largement les 130 000 émigrés. A partir des années 1944, elle connaît une croissance soutenue et régulière. En 1954 ils sont déjà 212 000 Algériens. L'émigration algérienne commence à s'orienter vers une situation plus durable et à avoir un caractère plus massif qui se développa même après 1962. Ainsi, à la veille de l'indépendance algérienne, son chiffre passe à 350 000 personnes, dont 202 000 Algériens actifs, faisant ainsi de l'émigration algérienne, la composante de tête parmi les autres groupes d'étrangers. Cette dernière ne se remarquait pas seulement par son volume, mais elle se distinguait aussi par sa composante. – Composition de l'émigration algérienne A la différence des autres émigrations étrangères en France, l'algérienne avait des traits bien singuliers. Ses premières strates sont surtout formées de célibataires, hommes venus seuls. Cependant la plupart étaient investis d'une lourde responsabilité et fortement attachés au milieu paysan d'origine. C'était des sortes de «délégués familiaux» choisis par le «conseil de famille» et dont le but était de sortir la famille de l'atroce misère due à la colonisation et de libérer la «terre ancestrale» des mains des créanciers rapaces, suite aux expropriations et autres spoliations coloniales. Ces premières stratifications ont constitué le plus grand nombre. Ils avaient déjà tout perdu ou presque, ils n'avaient plus rien à perdre et étaient donc prêts à tout pour tenir leur revanche sur les colons et la métropole. Mais du point de vue structurel, à partir de 1949, la structure de l'émigration algérienne va changer et va contribuer ainsi à réunir les facteurs de sa propre reproduction, c'est-à-dire qu'elle va s'élargir aux femmes, épouses et enfants : on parle alors du début de l'émigration familiale. Les chiffres sont ici plus difficiles à trouver. Nous pouvons quand même les évaluer dès 1949, puis de 1954 à 1962 à près de 2000 familles, voire légèrement plus. Remarquons ici que jusqu'à 1962, peu d'auteurs ont parlé des enfants de l'émigration, ce qui entraîne que les principaux acteurs des manifestations sanglantes de Paris étaient majoritairement des hommes, avec des femmes et des épouses associées à l'événement, mais en nombre moins important. Cette représentation sociologique n'excluait pas une présence variée de manifestants issus des différentes catégories professionnelles composant la communauté algérienne en exil. – Répartition professionnelle Les Algériens étaient présents en nombre appréciable dans différents secteurs industriels. Le bâtiment et les travaux publics en absorbaient beaucoup ainsi que les industries chimiques, mécaniques et électriques. Le reste se répartissait dans les industries textiles, dans le secteur de la métallurgie et une proportion non négligeable dans les services. Sur ces questions, le lecteur pourra puiser de plus amples informations dans notre ouvrage(1) pour une analyse en profondeur. Il faut noter que la plupart des éléments formant cette émigration algérienne restent majoritairement des ouvriers. Beaucoup d'exilés sont restés manœuvres, un pourcentage moins important était constitué d'ouvriers qualifiés ou spécialisés, tandis qu'au sommet de la pyramide, les techniciens et les postes moyens et supérieurs, toutes branches confondues, représentaient une faible proportion. Au sein de cette communauté des catégories plus aisées ont vu le jour : des colporteurs d'abord, puis de plus en plus de commerçants. Enfin, à côté de ces catégories aisées, une petite minorité d'étudiants s'est constituée, formant ainsi une émigration de luxe. Parmi les acteurs du drame d'Octobre 1961, nous retrouvons fidèlement reproduit ce schéma de la pyramide. Les catégories inférieures constituant la base ouvrière de la communauté algérienne étaient fortement mobilisées en région parisienne, avec aussi de nombreux commerçants. Cependant, les ouvrages consultés, pas plus que les témoignages de Omar Boudaoud et de Ali Haroun n'évoquent pas la présence des étudiants algériens, ni en tant qu'individus ni sous la forme d'une action de leur organisation estudiantine, à l'exclusion des intellectuels membres de l'organisation du FLN. Il faut dire que le regroupement ethnique et familial, villageois et régional facilitait au FLN l'accès à ces espaces particuliers et le recours à la propagande dans la langue des originaires des différents «douars ». Abandonnés de tous, institutions étatiques et organisations patronales en tête, ils vont se regrouper dans des espaces d'habitations communautaires aux allures de ghettos, plus connus sous les appellations «Café-Hôtel-Garni». Livrés à eux-mêmes, c'est dans cet espace spécifique qu'est le «Café-Hôtel-Garni» ou «l'hôtel meublé», par abréviation le «meublé», que le plus souvent ces «délégués familiaux», presque tous célibataires, vont élire domicile. Quelques rares auteurs, comme Jean Jacques Rager, avaient bien signalé les multiples dangers et maladies dont les ouvriers émigrés étaient devenus la proie et qui étaient bel et bien le produit des lamentables conditions de vie qui leur étaient réservées en métropole. La meilleure année aurait été la lutte contre ces taudis, mais aucune action préventive ne fut menée, souligne encore J. J. Rager. Cependant, ni les bonnes intentions gouvernementales exprimées çà et là, ni les projets de mise en place d'infrastructures d'accueil pour les Algériens ne se concrétisèrent, faute d'argent et de volonté. Et cet aspect avait largement duré, de la Première Guerre mondiale à la post-indépendance. Pour mémoire, les premiers arrivants, appelés en France pour les besoins de la guerre et de l'économie française ne trouvèrent aucune structure d'accueil. Durant cette première phase, la majorité de ces «isolés» avaient été pris en charge par les structures de l'armée. Les besoins de reconstruction d'après-guerre, toutes deux confondues, ne semblent pas avoir décidé l'Etat ou le patronat français à offrir des structures adéquates pour loger les «nouveaux sidi» à Paris ou en Provence. Bien après l'armistice de 1945 et le 1er Novembre 1954, donc assez tardivement, le concept de «foyer pour émigrés» va se frayer timidement une place dans les décors français ouvriers. Ces lentes expériences culmineront dans la création de «foyers Sonacotra» peu avant l'indépendance et seront d'ailleurs fortement surveillés par l'administration. Ainsi donc, les espaces qui ont fourni le gros des troupes des insurgés du 17 Octobre 1961 à Paris, pour insalubres qu'on les ait jugés, furent pourtant les seuls «flots» qui abritèrent leurs joies, leurs peines et leurs rancœurs et qui leur donnèrent un peu de chaleur en les retrempant dans l'ambiance du bled. Hôtel-Café-Garni furent et restèrent un seul et même espace. Dans la vie sociale des Algériens émigrés, un rôle d'une importance extrême sera joué par ce dernier. Pour en dire quelques mots au lecteur non initié, ce lieu collectif remplissait plusieurs fonctions dont celles de la restauration, d'habitation et de loisirs : boîte postale, transit, rencontres, échange et délassement le spécifiaient souvent. Du coup la vie des émigrés algériens s'insérait dans un circuit très court : travail, transport, «meublé». Leur vie dans ce cadre trop étroit se déroulait dans des sortes d'isolats, de «lofts» pour utiliser un jargon plus actuel, qui les maintenaient souvent coupés de l'extérieur et de la vie française. Hormis pour quelques achats et autres courses et de temps à autre quelques balades qui les poussaient dans des «quartiers arabes» à forte concentration d'émigrés type Barbès, ils ne quittaient guère, en réalité, le circuit tracé évoqué plus haut. La description du «bastion migratoire», la plus saisissante nous est faite par Jean Morizot «Le café, le garni, l'hôtel ont joué un rôle essentiel dans la vie de tous les migrants», écrit-il. «Ceux d'Algérie ne partaient qu'après avoir noté l'adresse, ou les adresses, des établissements tenus par les gens de leur village, c'est là qu'ils se dirigeaient dès leur arrivée, qu'ils obtenaient crédit, qu'ils se logeaient et se nourrissaient au moins provisoirement. C'est là qu'ils étaient aussitôt mis au courant des possibilités d'emploi et qu'ils étaient aidés dans leurs premières démarches. C'est là enfin, qu'ils se retrouvaient, qu'ils échangeaient les nouvelles du pays, qu'ils se réconfortaient en cas de besoin, et que s'exprimait de toute manière leur esprit d'entraide» (2). Le Café-Hôtel-Garni se présentera comme un lieu d'action politique, tant pour la propagande et la sensibilisation que pour l'organisation et la mobilisation des «frères algériens émigrés», pour les militants de la Fédération de France du F.L.N. Contrairement aux partis politiques français dont les militants se plaignaient de «l'hermétisme» du milieu émigré algérien, les partisans du FLN, à la suite de ceux de l'ENA et du PPA surent s'adapter aux particularités de ces communautés. Ainsi le Café-Hôtel-Garni n'aura pas exclusivement la particularité nationale, mais il sera fidèle à sa matrice originelle, il aura souvent un caractère ethnique, villageois, local et régional. Selon Louis Milliot, «on trouvait le café des gens du Guergour, celui de Tigzirt, ou encore celui de Mekla»(3) et la propagande et les discours du FLN se feront en kabyle, en arabe ou en chaouia, selon les cas. Ainsi donc, Paris est à l'image de ce que Mlle Marty avait observé pour l'émigration antérieure des Algériens à Tunis. On retrouve le Café des Kabyles, celui des Khenchelois, le souk des Touati, etc. «Le café, écrit-elle, c'est à la fois le souk, la djemâa, le village».(4) Lieu de regroupement, cet espace est aussi un lieu de relais indispensable. Pour les militants FLN, il sert aussi d'excellente «boîte postale». A l'Hôtel-Café-Garni, les émigrés, fuyant les endroits où se manifeste un certain «ethos de classe», comme dirait Pierre Bourdieu, les émigrés se sentaient entre eux, souvent chez eux. Venant souvent d'un même douar, confrontés au même sort, brimés par le même code de l'indigénat, le racisme et la xénophobie qu'ils rencontraient sur les lieux de travail, dans la rue et le quartier, ces émigrés d'Algérie vont éprouver le même sentiment, le même élan de solidarité et d'appartenance à la même communauté nationale. De nombreux auteurs parlant de leur mode de vie et de ces bidonvilles vont parler de ghettos. Et les dures conditions de vie du ghetto vont pousser ces milliers d'Algériens à se libérer. D'autant que, selon Gilbert Meynier, «Tous les documents de la Fédération de France consultés font état d'un redoublement de la répression pendant la dernière année de la guerre».(5) Et différents types et formes de répression subies par l'émigration algérienne, surtout depuis le début de la guerre et particulièrement depuis les attentats organisés par le FLN en France, vont encore accentuer la pression sur les habitants des ghettos. C'est ainsi que Gilbert Meynier note encore dans ce même ouvrage que «par ailleurs, la manifestation était ardemment demandée par la base de l'émigration, sous pression depuis sept ans, vivant dans un ghetto, subissant continuellement brimades et· humiliations de la part de la police française et des supplétifs (harkis)». (A suivre)