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Les langues et la chimie… rien ne se perd, tout se transforme
Publié dans El Watan le 12 - 09 - 2015

Et si l'on faisait nôtre la fameuse formule du chimiste Lavoisier, «Rien ne se perd tout se transforme», pour sortir des débats gorgés soit de préjugés, soit de sous-entendus concernant les langues du pays. Les problèmes de l'acquisition d'une langue et les relations de celle-ci avec la psychologie, la pédagogie et la science du cerveau requièrent des connaissances précises.
Or, dans la chaude ambiance et par uniquement saisonnière, certains sautent par-dessus ces connaissances pour se focaliser sur le politique et l'idéologie. Pourquoi pas ? Sauf que la politique et l'idéologie sont loin d'être neutres, chacun en convient.
Il y a donc des forces qui se battent derrière leur drapeau. Est-ce celui de l'Algérie et de son peuple ? Tous répondent évidemment que oui. Si c'est oui, pourquoi donc cette avalanche de propos qui frisent la haine et le racisme ? Tout d'abord, pourquoi ce feu nourri contre l'arabe parlé (populaire), comme si cette langue était une tare. Ça me rappelle la colonisation qui nous interdisait de parler notre langue à l'école de la «République».
Enonçons quelques évidences pour mieux dénicher les desseins de certains acteurs de cette polémique.
Ces évidences, c'est l'histoire des langues depuis la nuit des temps qui nous les fournit. Mais pour accéder aux secrets de cette histoire, il faut évidemment se débarrasser des lunettes de l'ignorance ou des idéologies anachroniques. Voici quelques-unes de ces évidences :
1- La langue est la plus belle des inventions de l'homme non pas comme fruit des combinaisons chimiques chères à Lavoisier, mais uniquement par la confrontation de l'esprit de l'homme avec son semblable, opération donc des plus abstraites qui a permis aux hommes de tracer une frontière avec le monde animal dépourvu de langue(s).
2- Une langue naît, vit et peut mourir car son destin est lié à de multiples facteurs politiques, économiques et culturels.
3- Une langue est un produit historique d'un peuple (ou communauté humaine) et non une «fabrication», une propriété d'une couche ou caste sociale. A partir de ces faits «contrôlables» par tout un chacun, se résout de lui-même le problème de la naissance des langues, de leur long cheminement qui se solde par des transformations.
Le destin d'une langue dépend donc uniquement des capacités des hommes à l'enrichir et la défendre, faute de quoi elle est vouée à une mort programmée.
On accole à une langue tous les qualificatifs possibles : riche, poétique, scientifique quand cette langue est alimentée par ses écrivains qui fouillent l'âme de leur société, par ses philosophes et ses scientifiques qui proposent des concepts pour le travail abstrait (producteur des connaissances), par ses agents économiques qui font circuler les biens et les idées.
Les langues meurent donc, mais pas toujours par la brutalité de l'histoire. Et quand elles ne meurent pas par cette brutalité-là, elles se transforment en une multitude de langues liées aux particularités et aux époques historiques de chaque peuple ou pays. Le latin et le grec ancien, langues par excellence de la culture dans l'antiquité, sont aujourd'hui des langues dites «mortes». Elles ne sont pas tout à fait «mortes» car elles continuent de frétiller dans les entrailles de langues d'aujourd'hui classées parmi les plus belles.
A côté du latin et le grec, on trouve deux autres «vieilles» langues, l'arabe et l'hébreu qui continuent elles d'exister pour deux raisons.
La première raison est leur statut de «langue de religion» qui leur a permis de résister au temps grâce à la liturgie et les rites qui sont pratiqués obligatoirement par les fidèles dans ces langues-là. Mais cette raison n'est pas suffisante car cela n'a pas empêché le latin, langue de la liturgie chrétienne de s'éteindre. L'autre raison qui explique la vivacité de la langue arabe, c'est son statut de langue de la science après avoir été la langue de la poésie par excellence (cf el Mouâlaquat).
Engendrées par la «magie» de l'esprit humain, les langues sont ainsi «inventées», adoptées, chouchoutées quand elles rendent des services inestimables à la satisfaction du besoin des hommes, celui de créer, d'enrichir leur imaginaire, de s'émerveiller de la beauté de la vie, de se soulager des angoisses et des malheurs enfantés par cette même vie.
Cette adoption est parfois imposée hélas par la violence (colonisation et conquête, Afrique, Amérique). Le paysage linguistique et culturel algérien n'échappe pas à ces évidences et se compose grosso modo de langues populaires (arabe algérien et tamazigh algérien) parlées et comprises par tous les Algériens en fonction de la région de leur enfance.
Vient ensuite l'arabe dit «lougha el fosha», enseigné à l'école mais dont on ne trouve pratiquement pas d'écho dans nos rues et nos foyers. Enfin le français qui s'est installé avec la colonisation mais qui perdure parce que nos langues nationales font défaut pour l'instant dans les champs économique, scientifique et les échanges internationaux.
Les langues populaires ne seraient pas de véritables langues selon certains «spécialistes» sous prétexte qu'elles sont truffées de mots étrangers (la fameuse tounoubil).
On oublie que les plus grandes langues font appel à des mots étrangers sans qu'on les cloue au pilori. On oublie aussi que ces langues populaires accueillent généreusement les mots du voisin avec qui on échange aussi bien des sentiments que des biens (exemple des frontaliers dans le monde entier et chez nous les échanges de mots d'arabe et de tamazigh sont courants).
Enfin, ces «spécialistes» oublient que la domination étrangère et la misère sociale font disparaître des mots et cette disparition appauvrit la langue. L'on sait maintenant que les pauvres même dans les pays développés utilisent 400 mots dans leur quotidien. Les mots «poétiques» et abstraits (de politique et philosophie) sont inconnus par ces populations exclues socialement ou dominées par une puissance coloniale.
Pourquoi sous prétexte de «pauvreté» de notre «dialectal» (el tounoubil) nourrit-on un tel mépris pour cette langue ? Pourquoi dans tous les pays arabes il y a une «coexistence pacifique entre la lougha fosha et darja sans que cela nuise ni aux travaux scientifiques ni aux activités artistiques ? (Cette réalité, on la trouve en Europe centrale, USA, France). Pourquoi cela pose problème chez nous ? Est-ce un problème de complexe de «l'arabité» comme existe le complexe du colonisé vis-à-vis de la langue française.
Une langue même dominante n'arrive pas toujours à effacer des mots des langues populaires auxquels les habitants restent fidèles. Car ces mots et les expressions viennent de loin et sont les meilleures nourritures de leurs âmes. Les adversaires de notre «dialectal» savent-ils que les plus grands écrivains introduisent et le vocabulaire et le style populaire dans leurs romans. Ferdinand Céline est le plus grand écrivain français du XXe siècle avec son Voyage au bout de la nuit.
Les Egyptiens avec leur «Nokta» dans leur littérature et cinéma ne font pas honte à la langue arabe etc. Ceci dit, les langues populaires rencontrent des difficultés qui s'aggravent avec la «mondialisation» qui balaie tout sur son chemin. Même les langues bien installées sont grignotées par internet. Le passage de l'oralité des langues populaires à l'écriture est semé d'embûches.
Ce handicap n'est pas insurmontable et il faut le dépasser pour ne pas voir notre culture et nos connaissances s'écrire dans une autre langue comme nos deux gloires de «l'antiquité» Saint Augustin et Apulée qui ont écrit leurs œuvres dans la langue du Romain maître du pays.
De même, de nos jours, notre monument littéraire Kateb Yacine a écrit Nedjma en français. On peut aussi se référer à l'Iran et à la Turquie (jusqu'en 1920 avec Atatürk) qui ont adopté l'alphabet arabe tout en préservant leur langue. Toutes les options sont les bienvenues du moment qu'elles permettent de sauver, comme le dit Kateb Yacine : «J'ai perdu ma mère et sa langue, ces trésors inaliénables et pourtant aliénés.»
Autant d'exemples qui peuvent nous aider à trouver notre voie en fonction des réalités d'aujourd'hui. Il faut aborder ces problèmes sans préjugés et notre seule boussole devrait être l'épanouissement de notre, de nos cultures par le biais de nos langues capables d'intégrer des apports extérieurs tout en constituant un barrage de feu contre les médiocrités langagières de dandys, enfants éphémères d'une mode aussitôt née aussitôt disparue. La langue arabe, c'est connu et reconnu, est une belle et grande langue.
Elle n'a pas besoin d'avocats. Enumérer les chefs-d'œuvre des sciences, de la poésie et de la philosophie suffit à faire taire les imbéciles qui réduisent la puissance et la beauté de cette langue à sa seule dimension «sacrée». Le problème n'est donc pas la langue. Le problème réside dans l'asile des manipulateurs et les forteresses des pouvoirs politiques qui cadenassent la culture et la liberté d'expression, autant d'obstacles pour toute langue qui veut être le porte-voix des tumultes de la vie. Si les ancêtres de ces manipulateurs avaient le pouvoir jadis, le monde serait orphelin des lumières d'Ibn Rochd et d'Ibn Khaldoun.
De nos jours, cette langue sous la plume de Mahmoud Darwich et d'Adonis a déshabillé ici l'occupant sioniste, là la dictature et les «amoureux» des ténèbres. Le sombre dessein de ces manipulateurs est de faire disparaître les cultures populaires véhiculées par nos langues populaires et réduire l'identité d'un peuple à un seul paramètre, celui de «la langue», la leur évidemment «purifiée» pour imposer leur morale pour mieux castrer nos désirs.
La langue française enfin, langue importée certes dans les bateaux des colonisateurs mais qui n'est point la propriété de ces derniers. Elle s'est installée chez nous pour des raisons que tout le monde connaît. Et quand bien même nos langues deviennent des langues de l'acier (formule de Boumediène), il est toujours utile, bénéfique de parler une langue étrangère car elle constitue une fenêtre sur le monde dans la mesure où les découvertes scientifiques et la grande littérature nous sont accessibles en français, pour des raisons évidentes, dois-je ajouter. A la vitesse où va le monde, nous serons toujours en retard si nous devons attendre la traduction en arabe d'un Chinois, un Russe, un Américain ou même nos voisins africains.
En fin, utiliser la langue française ne favorise nullement les méfaits du néo-colonialisme français, comme semblent le penser certains. L'histoire est là pour témoigner que les grands dirigeants de la Révolution portaient à l'aide de la langue de Molière le fer et le feu dans les assemblées internationales contre le colonisateur. Nedjma de Kateb, Les damnés de la terre de Franz Fanon ont donné des insomnies à nos oppresseurs qui ont dû regretter d'avoir «laissé» ces deux écrivains s'emparer de leur langue pour discréditer leurs discours dans l'arène internationale. Nos idéologues ne devraient pas oublier qu'une même langue est parlée par les opprimés et les oppresseurs. Ce qui les différencie, c'est le langage qu'ils inventent, les uns pour berner leur monde, les autres pour leur résister.
On le voit au Moyen-Orient où l'on finance une entreprise criminelle de démembrement des pays de la région après avoir déjà abandonné la Palestine. Pour ne pas tomber dans les travers des idéologies et rester optimistes, disons que nos langues populaires et l'arabe d'el fosha ne sont nullement une menace l'une pour l'autre. Leur cohabitation ne peut au contraire que les enrichir.
Et si danger il y a, il ne peut venir que si l'on cultive le déni des réalités en ignorant les «Evidences» de l'histoire des langues.
Ali Akika
Cinéaste
PS : Dans le domaine du cinéma, on a vu les ravages que subissent les films qui méprisent les langues populaires quand on fait parler des comédiens «trahis» par leur accent et leur ânonnement d'une langue qu'il n'ont pas entendue dans le ventre de leur mère.


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