Que vaut l'architecte dans notre société ? Comment rétablir l'acte architectural dans sa fonction culturelle et créatrice ? Comment redonner du sens à un métier aussi précieux quand tout concourt à le marginaliser ? Quel destin pour nos architectes, réduits à une forme de «chômage esthétique» ? Comment concilier le fonctionnel et le beau, l'urgent et le pérenne, le socialement utile et l'humainement acceptable et digne ? Comment mettre plus d'architecture dans la commande publique ? Quid de la maîtrise d'ouvrage ? Comment la professionnaliser davantage ? En définitive : qui dessine la ville ? Qui décide dans la ville ? Et quel «dessein» pour nos villes — pour paraphraser un slogan cher au Syndicat national des architectes agréés algériens (Synaa). Oui, quel «dessein» — avec un «e» — pour dire que ces questions vont bien au-delà des simples considérations de bâtiment et de maçonnerie, et touchent au sens et à l'essence mêmes de l'édifice national, du «projet national» et du «récit national». Traduits par la «sémantisation» de l'espace collectif, une occupation intelligente et sensible du territoire commun en lieu et place de ces foutoirs immobiliers hideux et culturellement désincarnés qui servent d'écrin à nos vies. Ce sont-là quelques-unes des interrogations/préoccupations qui ont été élégamment abordées à l'occasion de la tenue du premier congrès du Synaa qui, faut-il le signaler, a obtenu son agrément en 2012. C'était samedi, à Dar El Djazaïr (Safex). Profitant du renouvellement de ses instances, le Synaa a eu la généreuse idée d'organiser un débat public pour faire partager ses questionnements et rappeler à qui de droit quelques-uns des fondamentaux de l'acte de bâtir (une nation). Et pour assurer une bonne circulation de la parole et veiller au respect du timing, notre collègue Ameziane Ferhani, rédacteur en chef du supplément Arts& Lettres d'El Watan, hérita du rôle de modérateur de ce forum. Avec son humour subtil, M. Ferhani invita tout le monde à «essayer de faire semblant d'être Suisse» pour caser toutes les communications dans le temps imparti. «Si on prend toutes les classifications des disciplines artistiques majeures, l'architecture a toujours été le premier des arts et ça le reste aujourd'hui encore, sauf dans notre pays», lance Ameziane en guise d'intro. Faisant écho au slogan arboré par le Synaa pour ce premier congrès — «L'Architecture, une culture à construire» —, l'auteur de Traverses d'Alger (Chihab, 2015) de poursuivre : «Architecture, culture, construction représentent une sorte de pyramide dont tous les éléments sont indissociables. Sans construction, l'architecture ne peut se voir, et sans culture, l'architecture ne peut se concevoir.» Dans la foulée, il cite Goethe et sa suave définition du premier art : «L'architecture, c'est de la musique figée», proclamait l'auteur des Affinités électives. Nous sommes tentés d'ajouter que sous nos cieux délabrés, ce sont malheureusement les manières de faire qui sont figées, tandis que notre environnement urbain se «chaotise» dans tous les sens. «Il ne peut y avoir d'architecture sans volonté politique» Hasna Hadjilah, secrétaire générale du Synaa, ouvre officiellement les travaux par une allocution liminaire en posant clairement les termes du débat. «La culture et ses modes d'expression se trouvent au centre même des représentations de la société dont l'architecture est la matérialisation majeure», dit-elle. «L'architecture, en tant que traduction d'un mode de vie et support d'une identité, se caractérise par une présence permanente dans le quotidien de chaque citoyen, inscrite dans le temps et constituant un héritage culturel commun à tous les membres de la société». La porte-parole du Synaa souligne que cette dimension culturelle et sociétale de l'architecture doit avant tout s'exprimer à travers la commande publique. «Or, plus de vingt années de pratique depuis la promulgation de la loi sur la production architecturale et l'exercice de la profession d'architecte, qui reconnaît pourtant l'architecture en tant qu'émanation de la culture tout en la consacrant d'intérêt public, force est de constater que ce sens et ces valeurs sont ouvertement occultés en Algérie, où, à travers les mécanismes adoptés pour la production des projets, ceux-ci paraissent affranchis de toute visée culturelle et sociétale intrinsèques à l'architecture», regrette Hasna Hadjilah. L'intervention de l'architecte s'en trouve ainsi «banalisée», réduite «à sa seule dimension technique, l'architecture ne préfigurant plus une volonté de création, un moment privilégié de célébration et d'accomplissement culturels et sociétaux». Et d'insister sur l'engagement du Synaa en vue de rétablir l'architecture dans sa vocation d'acte éminemment culturel. A cet effet, le syndicat «œuvre résolument à sensibiliser tous les acteurs et les parties prenantes dans la promotion de l'architecture pour la replacer au centre des enjeux culturels du pays», affirme Mme Hadjilah. «Cela passe par un engagement plein de tous les acteurs de ‘‘l'acte de bâtir'', des pouvoirs publics aux professionnels en passant par la formation et la société civile, pour revaloriser des pratiques qui malheureusement sont loin de répondre à cet absolu, car il ne peut y avoir d'architecture sans volonté politique, sans partenariats et sans exigences de qualité.» La consultation architecturale est «banalisée» Pour sa part, le président du Synaa, Achour Mihoubi, a passé en revue les revendications et recommandations phare du syndicat. Dans son exposé, M. Mihoubi a interpellé vivement les pouvoirs publics en les incitant à mettre en œuvre «une véritable politique pour l'architecture ; politique qui mettrait la pratique de l'architecture à l'abri du jeu biaisé d'agents qui l'impactent négativement». «La mise en place d'une politique de rémunération à la hauteur des attentes a été notre première revendication», rappelle-t-il. «Il se trouve qu'actuellement, la rémunération des prestations architecturales est loin des minima requis pour une pratique architecturale répondant à un minimum de qualité.» M. Mihoubi pointe au passage la «politique univoque de l'habitat». «Nous sommes en face d'un Etat programmateur, bailleur, contracteur et vendeur. Cela en fait un acteur économique, ce qui empiète sur sa qualité de garant des lois», déplore-t-il. Le président du Synaa a également plaidé pour une commande publique plus respectueuse de la consultation architecturale. «Malheureusement, il n'y pas plus banal aujourd'hui en Algérie qu'une consultation d'architecture, surtout chez les maîtres d'ouvrage de la commande publique», relève l'architecte. Et de préciser : «Le concours d'architecture que nous revendiquons au sein du Synaa est un moment privilégié où il est fait honneur à l'esprit d'émulation et à la compétition intellectuelle.» Dans le même sens, M. Mihoubi a mis l'accent sur l'importance de «budgétiser systématiquement les consultations d'architecture de manière à indemniser les équipes concourantes» avec, à la clé, une communication transparente sur les projets retenus. «Il se trouve qu'aujourd'hui, le concours d'architecture n'engage nullement son organisateur, ni financièrement ni moralement. L'aboutissement à l'infructuosité d'une consultation est quasi-systématique. C'est vécu comme une simple formalité. C'est inadmissible !» Pour Achour Mihoubi, «l'architecture peut-être le vecteur d'un dynamisme économique considérable. Mais derrière, il faut qu'il y ait un désir d'architecture et là, il faut que le politique l'exprime !» Outre celles de Hasna Hadjilah et Achour Mihoubi, plusieurs communications ont été prononcées à l'occasion de cette rencontre. Il s'agit, en l'occurrence, de celles de Mohamed Louber (juriste), Rachid Sidi Boumedine (spécialiste en sociologie urbaine), Tewfik Guerroudj (architecte-urbaniste), Fayçal Ouaret (architecte, directeur général de l'Agence de réalisation des grands projets culturels, ARPC), Kenza Boussora (professeur à l'EPAU), Amine Benaïssa (architecte-urbaniste, concepteur du Plan stratégique d'Alger), et enfin Ouiza Abdat (architecte). Nous y reviendrons par le menu dans nos prochaines éditions.