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«Faut-il se débarrasser des architectes ?»
Premier «Café de l'architecture» à Dar Abdeltif
Publié dans El Watan le 23 - 06 - 2014

La somptueuse villa Abdeltif a abrité samedi dernier la première édition du Café de l'architecture, une louable initiative que l'on doit au Syndicat national des architectes agréés (Synaa) l Il s'agit d'un espace de débat et de réflexion entièrement décloisonné autour des problématiques urbanistiques.
A défaut de prendre le pouvoir, les architectes ont pris la parole. Et ils l'ont fait plutôt avec véhémence, pour dire leur ras-le-bol d'être les boucs émissaires de la médiocrité esthétique de nos villes. C'était samedi dernier, à l'occasion d'un débat de haute volée qui a réuni les gens de la profession mais aussi des artistes, des écrivains, des chercheurs en sciences sociales.
C'est un nouveau concept baptisé «Café de l'architecture», une initiative du Syndicat national des architectes agréés (Synaa). La somptueuse villa Abdeltif, joyau architectural du patrimoine fahs (fin XVIIIe) a servi d'écrin à cette première édition qui s'est déclinée sous le thème «L'Algérie sans l'architecture ?». Le débat s'est déroulé dans le patio de Dar Abdeltif, sous une lumière éclatante, dans une ambiance décontractée. Et c'est notre collègue Ameziane Ferhani, rédacteur en chef du supplément culturel d'El Watan (Arts & Lettres) qui a été le «maître d'œuvre» de cette rencontre. Usant de son entregent et de son humour, il a veillé intelligemment à la bonne circulation de la parole entre les nombreux participants à ce forum.
Dans une allocution liminaire, Hasna Hadjila, architecte et secrétaire générale du Synaa, affirme : «Le but de ces rencontres est de contribuer à instaurer un débat sur l'architecture en Algérie en réunissant des artistes, des écrivains, des acteurs économiques, des journalistes et l'ensemble de la société civile.»Dressant un constat accablant de la pratique urbanistique sous nos latitudes, elle ajoute : «L'Etat de notre environnement bâti parle de lui-même, à croire que l'Algérie n'a pas formé d'architectes.» Et de s'interroger : «Faut-il se débarrasser des architectes ? C'est une question qui se pose.»
Le débat a été structuré en trois moments. Une première séquence, intitulée «Le regard de l'émotion», a réuni essentiellement des artistes et des auteurs : Hajar Bali, Samir Toumi, Noureddine Saoudi, Mustapha Nedjaï et, pour le cinéma, le regard critique de Ahmed Bedjaoui. L'idée était de convier des néophytes du premier art à s'exprimer sur la manière dont l'architecture se reflétait dans leurs œuvres et dans leur processus de création.
Le deuxième panel, dédié au «Regard de la réflexion», a été centré sur le rapport entre la sociologie et l'architecture avec, à la clé, les interventions de Ghania Lahlouh, Rachid Sidi-Boumedine et Samia Bounaïra. Ghania Lahlouh, professeure à l'EPAU, a invité affectueusement les architectes à se déculpabiliser : «Nous sommes très sévères envers les architectes (…) alors que l'architecture est le reflet et le produit de la société.» Plus loin, elle précise : «L'architecture essaie d'élever à un niveau esthétique ce qui vient de la société.» «Les architectes sont largués, livrés à eux-mêmes, ils ne peuvent assumer toutes les contradictions de la société», fait observer Mme Lahlouh, en insistant sur l'impact de l'environnement social, culturel et institutionnel dans lequel s'inscrit le geste architectural. «Arrêtez de vous culpabiliser, les gouvernants ont un rôle à jouer aussi», plaide l'oratrice.
Pour sa part, Rachid Sidi-Boumedine, spécialiste en sociologie urbaine, analyse le statut de l'architecte et son rapport à ce «demandeur central», comme il l'appelle, qu'est l'Etat. Il rappelle que «l'architecte est un prestataire de service qui dépend d'un client» et l'Etat, selon lui, demeure le «client dominant».
Le sociologue parle, à ce propos, d'une «double domination», à la fois économique et politique. L'architecte, appuie-t-il, n'a pas seulement affaire à un «producteur de logements», mais aussi à un «système autoritaire producteur de normes». «L'architecte devient, dès lors, nu esclave», assène le sociologue. «Il ne lui est pas demandé de réfléchir. Il obéit.» Rachid Sid-Boumedine invite la profession à opérer une révolution mentale. «Il faut faire comme dans toute situation de libération de manière à impulser une réflexion urbanistique pour une architecture de qualité. Ne restez pas prostrés dans vos têtes», recommande-t-il.
«Construire des bâtiments qui parlent et qui chantent»
Dans le dernier panel, consacré au «Regard de la profession», la parole est enfin donnée aux architectes. A la tribune Hasna Hadjila, Larbi Marhoum, Tewfik Guerroudj et Achour Mihoubi, président du Synaa. Tewfik Guerroudj, architecte établi en France, dresse une typologie poétique des bâtiments à la manière de Paul Valéry qui, dans Eupalinos et l'Architecte, écrit : «As-tu remarqué en marchant dans la rue que la plupart des immeubles sont muets tandis que certains parlent alors que d'autres chantent ?» A quoi Guerroudj ajoute une autre catégorie : les bâtiments qui pleurent de tristesse. «C'est lié au mépris du contexte», commente-t-il. «Qu'est-ce qui différencie l'architecture de la construction ?» interroge l'auteur de Petit vocabulaire de l'urbanisme. Il répond : «L'architecture utilise la construction pour lui donner du sens, pour faire parler et chanter les bâtiments.»
Abordant le volet technique, Guerroudj évoque l'importance de l'ingénierie (l'expertise architecturale, en l'occurrence) pour amener les promoteurs immobiliers à construire du beau. «Le coût de l'ingénierie est de 20% en France. En Algérie, c'est entre 7 et 8%», dit-il. Hasna Hadjila enchaîne : «Je tiens à dénoncer une grande supercherie. On forme des architectes, mais les politiques ne commandent jamais d'architecture». «L'architecture est définie comme étant l'art de bâtir. Chez nous, les donneurs d'ordre se sont arrêtés au mot ‘bâtir'. On produit du béton alors que l'architecture s'adresse aux sens et à l'intellect.» Et d'avouer : «Hélas, il m'est difficile en tant que praticienne de vendre ça.»
Pour Larbi Marhoum, ce marasme urbanistique trahit «un malaise de toute la société». Cela participe, selon lui, d'une «crise de projet». «Il n'y a plus de superprojet qui unisse les Algériens», se désole-t-il. «Nous sommes passés d'une société sans individus à des individus sans société.» L'architecte diagnostique également un changement de paradigme, en termes économiques, en soulignant l'emprise de la logique rentière, de la «morale» ultralibérale et la corruption des poches et des âmes dans un secteur où il y a tout de même beaucoup d'argent…
«Avant, il n'y avait pas de chantage aux honoraires. On se retrouve à échanger des honoraires contre une conscience», lâche-t-il.
«Quand on dessine 1000 logements, on programme de la guerre civile, de la misère humaine à grande échelle», déplore Larbi Marhoum en référence aux hideuses «cités des 1283 logements», comme dirait Ferhani, qui enlaidissent nos villes. «L'architecture se retrouve à l'intersection de l'économie, de l'argent, de la spéculation et de la rente. Il est très difficile d'espérer jouer un rôle alors que tout le dispositif fait que l'architecte n'a plus de rôle à jouer», constate le neveu de Larbi Ben M'hidi.
«Le système nous permet de nous doter d'un super-gilet de sauvetage mais on est tous dans une embarcation qui est en train de couler». «Quand vous donnez un logement qui coûte un milliard à quelqu'un ou un crédit d'un milliard à un jeune, difficile de lui expliquer qu'il vient de vendre son âme», observe Larbi Marhoum, avant de marteler : «Nous devons faire preuve de dignité !»
Pour Achour Mihoubi, le «besoin d'architecture» est corollaire d'une «consommation culturelle». Le président du Synaa appelle à la restauration de la parole publique entre les acteurs du circuit, en soulignant l'importance de la «parole citoyenne» dans ce dialogue. Pour lui, «la chose architecturale est une chose publique» qui appelle des «arbitrages démocratiques». Moralité : il faut construire le citoyen avant de construire la cité. Et, pour paraphraser un adage cher aux professionnels du bâtiment, nous dirions : «Quand le citoyen veut, tout va»…


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