Ils ne demandent pas la lune. Juste un travail par famille. Dans la cour du gouvernorat de Kasserine, ceux qui tiennent encore debout errent, amaigris, le regard noyé de désarroi, parmi les familles venues les soutenir. Ces grévistes de la faim se disent prêts à tout pour obtenir un emploi public. Tout, même le suicide collectif, dont ils menacent désormais l'Etat. Terrible symbole de leur désespoir, après avoir tant crié leur révolte, certains se sont cousu la bouche. Berceau de la révolution tunisienne, Kasserine s'est encore embrasée le 17 janvier dernier, après que des diplômés chômeurs ont appris leur exclusion d'un concours d'intégration à la Fonction publique. Dans cette ville où le chômage des jeunes tutoie les 50%, les soupçons de corruption ont mis le feu aux poudres. Une colère décuplée par la mort d'un protestataire, Ridha Yahiaoui, tombé du haut d'un poteau où il menaçait de se suicider par électrocution. Walid Harakati raconte ce funeste épisode d'une voix étranglée par l'émotion. Il ne se sépare jamais de la chemise en carton rouge qu'il serre contre lui. Elle contient tous ses diplômes, les preuves de sa formation de technicien en télécommunications. «L'Etat a fait de nous des morts-vivants, souffle-t-il. A 35 ans, je n'ai aucune autonomie vis-à-vis de ma famille. Est-ce normal, à mon âge, de devoir tendre la main pour demander 5 dinars à mon père ?» En 2011, ce chômeur était dans les rues, défiant comme des milliers de jeunes de la région les balles des policiers de Ben Ali. Exclus Cinq ans après la chute du dictateur, il estime que ses conditions de vie sont plus rudes que jamais. «La révolution n'a pas mené aux changements que nous espérions. Ce sont les hommes d'affaires qui dirigent le pays. A Kasserine où des dizaines de jeunes ont été tués en 2011, sans parler des blessés, nous restons exclus de tout, de l'économie, de la politique. Pire, lorsque nous nous révoltons de nouveau, pour le travail et la dignité, on nous traite de pillards, de voleurs, de bandits !», s'indigne-t-il. Walid Harakati n'appartient à aucun parti, aucune association. Il n'a voté ni en 2011 ni en 2014. Comme la plupart des habitants de Kasserine, surtout ceux de sa génération, il exprime une colère profonde contre les élites économiques et politiques, jugées corrompues et responsables, selon lui, de «l'abandon de la région». La gravité des inégalités sociales et régionales avait explosé à la figure des Tunisiens, avec la révolution de 2011. Mais depuis, beaucoup de promesses se sont envolées et les espoirs de voir des investisseurs s'installer dans les zones périphériques enclavées, pauvres en infrastructures, se sont évanouis avec la dégradation de la situation sécuritaire. «Nous étions déjà mal vus, discriminés. Depuis 2012, avec le maquis djihadiste qui s'est installé dans notre montagne, le Mont Chaambi, nous sommes tous vus comme des terroristes», soupire Walid. Jamais, auparavant, le jeune homme n'avait songé à quitter sa ville natale. Désormais cette idée s'impose à lui : rejoindre Tunis, gagner l'Europe ou même demander «l'asile économique» à l'Algérie voisine, dont son père est originaire. Contrebande Le couvre-feu décrété après les émeutes de janvier vient d'être levé. Mais l'armée et la garde nationale patrouillent partout en ville et dans la campagne environnante. Si les forces de l'ordre ont eu face aux jeunes chômeurs une réaction mesurée, aux antipodes du massacre perpétré en 2011 par les policiers de Ben Ali, le discours de criminalisation des mouvements sociaux est prégnant à Tunis où le président, Béji Caïd Essebsi, n'hésite pas à fustiger, à propos de ces révoltes, un «extrémisme de gauche» qui serait «plus dangereux que celui des islamistes». Responsable de la section locale de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, Amel Rabhi redoute cette tentation de l'amalgame. «Avant, il y avait ce problème du chômage, des inégalité sociales et régionales. Après la révolution, une autre calamité s'est abattue sur nous avec le terrorisme qui fait fuir les investisseurs et fait peser des soupçons sur les habitants de la région, expose-t-elle. Lorsqu'à 35 ans, les gens restent sans travail, mal nourris, mal vêtus, sans loisirs, sans aucune perspective d'avenir, la perte d'espoir n'a rien d'étonnant. Mais c'est contre eux-mêmes que les jeunes retournent cette violence. Le suicide et l'automutilation sont devenus des actes banals. Chaque jour, des jeunes s'immolent et survivent avec des brûlures au deuxième ou au troisième degré sans que personne ne parle d'eux. L'Etat ne se soucie guère de l'état de démolition psychologique de cette génération.» Seule source de revenus pour de nombreuses familles, dans cette région économiquement sinistrée, frontalière de l'Algérie, la contrebande. Essence, produits alimentaires, électroménager… Chômage Les trafiquants envoient des jeunes chômeurs au front pour acheminer la marchandise à grande vitesse, sur de mauvaises routes. La rémunération est de l'ordre de 100 dinars pour l'aller-retour, trois heures de trajet. «C'est trop peu pour les risques pris», confie un trentenaire qui s'y est essayé, en racontant l'histoire d'un jeune transporteur récemment assassiné par les destinataires libyens de sa cargaison. Lutte antiterroriste oblige, les autorités, de part et d'autre de la frontière, semblent prêtes à renoncer à la traditionnelle tolérance pour cette économie parallèle qui pèse l'équivalent de 54% du PIB de la Tunisie, quitte à renoncer aux précaires équilibres sociaux qu'elle génère. Le 9 février, à l'occasion des commémorations du bombardement de Sakiet Sidi Youssef, les ministres tunisiens de la Défense et de l'Intérieur ont affiché leur volonté de «renforcer les contacts et la concertation avec l'Algérie» pour «mettre fin à certains fléaux sociaux graves, tels le terrorisme, la contrebande et le crime organisé». Depuis plusieurs mois, saisies et arrestations de contrebandiers se multiplient. Pourtant les zones frontalières ne se voient offrir aucune alternative économique, même si, à Tunis, on assure travailler au «développement de ces régions». «Tout le monde a pris conscience du sentiment d'exclusion de ces territoires. Après 2011, des entreprises ont voulu s'installer à Kasserine, elles y ont rencontré trop d'obstacles, comme l'exigence d'une préférence locale pour l'embauche, sans critère de qualification. Ce chômage de masse ne pourra pas être résorbé en un an. On ne peut pas compter uniquement sur l'Etat, lui-même accaparé par la question sécuritaire», affirme la députée Bochra Belhadj Hmida, qui a claqué la porte de Nidaa Tounès. Recrutement Pour cette élue, le problème est posé à tout le pays. «Si nous ne parvenons pas à redonner de l'espoir et du travail à cette jeunesse, cela mettra en péril la transition démocratique et même la stabilité, la sécurité du pays. C'est parmi les désespérés que les djihadistes recrutent, en profitant des troubles sociaux.» Depuis cinq ans, la classe politique tunisienne, islamistes compris, a consacré l'essentiel de son énergie aux débats sur la transition démocratique. La question sociale, qui fut pourtant l'étincelle de la révolution tunisienne, a été délaissée. Elle est aujourd'hui éclipsée par la question sécuritaire qu'aiguise le chaos libyen. D'où le profond sentiment de défiance vis-à-vis des partis politiques. «Je comprends ce dégoût envers l'Etat. Trop de promesses sont restées sans lendemain dans cette région appauvrie et discriminée depuis toujours au profit de la côte, glisse Amel Rabhi. Nous avons perdu beaucoup de temps lorsque Ennahdha dirigeait le pays avec la troïka. Au lieu de parler d'emploi, ils nous imposaient des débats sur le port du niqab et privilégiaient le recrutement de leurs sympathisants au nom de la réparation due aux anciens prisonniers politiques. Quant à l'actuel président, il reconnaît que rien n'a été fait pour les régions de l'intérieur. Mais il n'a aucune idée des réalités humaines et sociales que nous subissons». Devant le gouvernorat de Kasserine, le ballet des ambulances est incessant. Elles viennent chercher ceux que le jeûne fait défaillir ou ceux qui tentent de mettre délibérément fin à leurs jours. Avec le gouverneur, tout dialogue est rompu. Personne, ici, ne croit au recrutement de 5000 chômeurs de la région promis par le Premier ministre, Habib Essid, après les émeutes du mois de janvier. Pourtant, malgré les désillusions à la chaîne, la lutte continue «pour le travail, la justice sociale et la dignité». «Malgré le désespoir, nous essayons de maintenir la flamme de l'espoir, résume Walid Harakati. Nous continuons à résister.»