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Interview. Ali Mouzaoui cinéaste : La fièvre de Feraoun
Publié dans El Watan le 06 - 02 - 2010

Trente ans pour 52 mn sur la vie et l'œuvre de l'écrivain ! Un record de bureaucratie, un autre de persévérance. Avant-première en mars.
Vous avez mis du temps pour faire aboutir votre projet de documentaire sur Mouloud Feraoun. Un parcours du combattant !
Bien regrettablement, le projet remonte au début des années 1980. Le rapport de la Commission de lecture de l'ex-RTA qui a agréé le projet peut en faire foi. C'était la sinistre époque du tout unique : parti, langue, religion… Une forte pression s'exerçait sur l'institution de la télévision dont la seule mission était de faire écho au discours officiel. Les artistes, avec tout le respect que je voue aux tbabla, n'avaient rien à revendiquer de plus que ces vertueux joueurs de zorna. On tenait à nous caser à la même loge. Il faut dire que Mouloud Feraoun ne figurait pas à l'almanach des célébrités à honorer aux occasions cycliques, triste subterfuge par lequel se maintenait le pouvoir.
Pendant longtemps, parce qu'il était un brillant libre penseur, il a subi tous les jugements falsificateurs, à la fois traité d'assimilationniste, de francophile, de régionaliste… En un mot, il n'était pas tout à fait engagé aux yeux des planqués qui resurgirent des frontières après l'extinction des brasiers. Même son œuvre va progressivement être bannie des librairies et des manuels scolaires, sans tenir compte du grand éducateur qu'il fut et qui avait conçu L'Ami fidèle - recueil de textes qui, la première fois, intégrait la réalité culturelle de l'écolier algérien. Il est donc évident que je me suis attaqué à un écrivain mal aimé et ne représentant pas les constantes en vogue à l'époque.
Vous avez déclaré que le scénario n'a subi aucune retouche depuis 1981. Est-ce à dire que les recherches ultérieures sur l'écrivain n'ont pas apporté grand chose ?
L'écriture m'a demandé quatre années. Je n'ai jamais mis autant de temps pour un texte scénaristique. Pour ce qui existait à l'époque, je suis persuadé que j'avais tout épluché, minutieusement et avec une discipline rigoureuse. Il me fallait écrire en maintenant une passion permanente. La fièvre qui m'habitait pour Feraoun ne devait pas tomber. En mettant le point final, je pouvais dire que, tel que je voyais le sujet, c'était l'accomplissement parfait. Ce qui signifiait que je ne pouvais rien rajouter et rien retrancher. Après le rapport favorable de la Commission de lecture, j'avais sollicité la vision de collègues qui me paraissaient intransigeants et incapables de complaisance. Azzedine Meddour, Hachemi Cherif, Rabah Bouberas ont bien accepté de lire mon texte.
Rabah et Hachemi ont trouvé le projet bon. Azzedine avait trouvé inutile et gauche ma démarche à vouloir démontrer le militantisme de Feraoun. Je vous redonne ses propos de mémoire : « Feraoun est militant en écrivant Le Fils du pauvre. C'est le plus important. Des colonels, nous en avons beaucoup. Si l'un d'eux meurt, on prend un commandant, on lui épingle les galons de colonel et on comble le vide. Mais quand un écrivain meurt, c'est une perte pour toujours… » J'ai sérieusement tenu compte du conseil de ce collègue et ami, dont je fais bon usage à ce jour.
Pourquoi n'avez-vous pas intégré des archives sonores, la voix par exemple de Feraoun ?
J'ai découvert la voix de Feraoun il n'y a pas longtemps. Elle m'a littéralement bouleversé. J'avais l'impression d'entendre ma propre voix. Au lieu de provoquer en moi un sentiment de fierté, cette situation m'a plongé dans une profonde mélancolie. La voix des absents renforce leur disparition. Or, dans ma tête, du moment que je pouvais relire Feraoun à loisir, entretenir un lien fortement actuel avec lui, il demeurait vivant. Je ne pense pas que l'être humain puisse mieux exister qu'à travers l'œuvre de son propre esprit. J'ai ainsi constaté, selon mes sentiments, qu'intégrer cette voix ébranlerait l'édifice harmonieux et unitaire que représente le texte, support essentiel du projet.
Et les témoignages sonores de ceux qui l'ont connu ?
Durant la préparation de l'écriture, j'ai eu le bonheur de rencontrer longuement le fascinant Emmanuel Roblès à Paris. Nous avons travaillé 5 jours durant. L'idée l'avait emballé : « Pour Mouloud, je viendrai en Algérie », m'avait-il dit. Les témoignages de Roblès dégageaient une force hors du commun. Je sentais qu'il avait l'Algérie au cœur. Il m'a particulièrement ému lorsqu'il fit le parallèle entre Federico Garcia Lorca et Mouloud Feraoun : deux destins tragiques. Monsieur Medani avait beaucoup à dire sur l'écrivain. Ils étaient pratiquement du même village et avaient eu un parcours identique d'éducateur. Il avait un sens aigu de la narration et vivait pleinement ses souvenirs. Je me rappelle aussi avoir consulté Monsieur Moubarek - cadre de l'éducation à la retraite - qui me reçut près de son grabat, à quelques jours de son décès. Il me parlait de Feraoun en vers ! C'était l'époque où je voyais le projet sous forme de série en 8 numéros de 30 minutes chacun pour la télévision.
Pourquoi n'avez-vous pas gardé celte formule ?
Le directeur de la production qui m'avait dégagé une équipe jugea excessive la série et imposa l'idée d'un film en deux parties. Je me mis à la réécriture, ce qui signifie qu'il a fallu comprimer le texte. Je déposais la nouvelle mouture. Le même responsable me conseilla d'opter pour un documentaire en « partie unique » : « Si tu fais deux épisodes, on diffuse la première partie, ''on'' nous bloquera la suite. Donc faisons-le en une seule partie. » Retour à la case départ. Réécriture d'un 52 mn unique. Cette version est la définitive. Elle sera aussi rejetée par la même personne, cette fois sans appel : « Ecoute, laisse tomber le projet. L'ordre vient d'en haut. Ne me pose plus de questions. » C'est là que j'ai écrit à Roblès que le film ne se fera plus. J'ai informé aussi Monsieur Medani, Monsieur Moubarek s'étant déjà éteint. Que Dieu leur accorde Sa Clémence. Désormais, le temps et les événements ont tranché. En 2009, en guise de témoignages, il ne reste dans ma mémoire que quelques images fantomatiques et des murmures diffus de ceux qui, à défaut de ressusciter Feraoun, avaient la force de nous le reconstituer.
Comment donc le projet a-t-il évolué après cela ?
Aujourd'hui, à la faveur, de l'ouverture démocratique et de la réconciliation progressive de l'Algérie avec son identité, j'ai repris la dernière version. J'ai pris le temps d'équilibrer les différentes parties. C'est la quintessence du projet, le noyau. Je l'ai ressentie dans tout son éclat. Le projet a gardé le même intérêt à mes yeux. Subjectivement, j'avais l'impression de dépoussiérer un joyau enfoui dans un sombre grenier. Je n'ai pas voulu remanier le texte. J'ai l'impression qu'il contient une fraîcheur et une naïveté juvéniles à ne pas altérer. Et je suis sûr (même si les certitudes engourdissent l'esprit) que l'âge ne génère pas de nouvelles émotions. Dans le meilleur des cas, les années nous aident, peut-être, à mieux comprendre notre capital émotif. C'est cette version qui a été portée à l'écran dans son intégralité. Les échos que j'ai eus à propos de ce film, qui n'est pas encore diffusé en Algérie, me satisfont. Vous étiez dans la salle, les réactions du public, habitué au bon cinéma, ont été magnifiques. J'ai été retenu plus d'une heure par ceux qui voulaient continuer le débat en dehors de la salle. Je suis comblé. Le meilleur est à venir lors de l'avant-première, réservée exclusivement au Festival du film amazigh, en mars à Tizi Ouzou. On m'attend. J'ai la fidélité des loups. Je serai au rendez-vous.
Comptez-vous adopter l'un des romans de Feraoun ?
L'œuvre de Feraoun ne me laisse pas insensible. Fouroulou est et restera le reflet de notre âme. C'est le reflet confié à notre mémoire, comme on confie nos visages aux miroirs. Son œuvre romanesque porte tous les ingrédients indispensables d'une trame dramaturgique solide. Seulement, dans notre réalité cinématographique, ce sont des rêves inaccessibles. Chaque roman nécessite une reconstitution gigantesque pour les décors, les costumes d'époque et des budgets colossaux. Porter à l'écran Le Fils du pauvre avec un budget inférieur à 100.000.000, voire 150.000.000 DA, serait voué à l'échec, d'entrée de jeu. Ceci ne m'empêche pas d'y penser. S.A-S.
Repère :
Ali Mouzaoui a présenté le concours d'assistant réalisateur au Centre de la télévision algérienne avant de poursuivre, de 1974 à 1980, en ex-URSS, la formation de metteur en scène de cinéma et d'obtenir aussi le master of arts. Sa filmographie est essentiellement centrée sur le patrimoine et l'expression amazighs à travers l'art documentaire. En 2007, il a réalisé son premier long métrage de fiction, Mimezrane, La fille aux tresses, film-légende. Après Dda L'Mouloud, consacré à Mouloud Mammeri, le documentaire Mouloud Feraoun, l'homme et l'œuvre (2009) est donc le 2e qu'il réalise sur un écrivain algérien. Cet intérêt s'explique aussi par le fait que Mouzaoui est aussi écrivain et animateur d'un espace littéraire, Scribe. Cette interview a été réalisée la semaine dernière, à Montpellier dans le cadre des « Regards sur le cinéma algérien », après la projection du film.


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