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«Il faut s'engager dans un processus de changement réel»
Publié dans El Watan le 16 - 03 - 2016

– Depuis plusieurs mois, l'Algérie fait face à une grave crise économique. La chute des prix du pétrole sur le marché international est-elle l'unique raison de cette crise ou s'agit-il seulement d'un élément révélateur d'une crise structurelle encore plus profonde ?
La crise s'est en effet aggravée. La chute des prix du pétrole, après une longue période d'embellie, n'a fait que confirmer le diagnostic établi depuis plusieurs années sur l'extrême fragilité de l'économie nationale du fait de sa dépendance chronique au secteur pétrolier et au-delà au système rentier. A ce titre, l'embellie pétrolière et ses flux financiers n'étaient que l'arbre qui cachait la forêt des signaux d'alarme qui s'étaient multipliés depuis longtemps. Divers experts, think tanks et autres spécialistes, nationaux et internationaux, avaient, de façon récurrente, attiré l'attention sur le caractère structurel de cette crise. Mais on le sait : «Il n'est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.»
– Pensez-vous que le gouvernement avait la possibilité d'éviter cette crise au regard de la manne financière dont disposait le pays durant la décennie écoulée ?
La manne financière, toute relative et conjoncturelle qu'elle ait été, aurait pu servir à modifier le «système économique» pour passer à une économie productive moins dépendante du pétrole, de ses exportations et de ses rentes. Une telle tentative, il faut se le rappeler, avait été, courageusement et autoritairement il est vrai, menée par le tandem Boumediène-Abdeslam dans les années 1970, avant d'être phagocytée par le système rentier, son économie de pénuries et ses réseaux corrupteurs.
Aujourd'hui, bien qu'on ait instauré des mécanismes de sauvegarde et de sauvetage des ressources excédentaires tirées du pétrole (réserves de change et FRR), celles-ci, en l'absence d'une économie productive, ont vite fondu comme neige au soleil dès la première bourrasque, bien rude j'en conviens, sur le marché pétrolier.
J'avais indiqué, il y a quelques années, que les investissements infrastructurels, pour importants et nécessaires qu'ils soient, et le tout-import ne sauraient remplacer une vigoureuse politique d'investissement dans les activités productives. En direction du secteur public comme du secteur privé et avec le concours actif de la diaspora algérienne. Pour sa restructuration comme pour son expansion. Or, les investissements productifs se sont faits rares et les fameux investissements directs étrangers (IDE) qu'on espérait ne sont pas venus, malgré les accords signés en ce sens avec divers partenaires, dont ceux de l'Union européenne.
Cela traduirait-il un simple manque de confiance en l'avenir et la crainte de subir les pratiques bureaucratiques habituelles qui perturbent tant le fonctionnement libre et normal de l'activité économique ? Rien n'est moins sûr. Ceci dit, dans le cadre d'une économie libérée de ce carcan et laissant davantage d'espace aux activités productives hors hydrocarbures, on n'aurait peut-être pas évité la crise, vu son ampleur, mais on aurait certainement pu en amortir plus facilement les effets conjoncturels.
– Vous dirigiez une grande entreprise nationale dans le secteur alimentaire au moment de la crise économique de 1986 qui, deux ans après, a conduit aux événements d'Octobre. En quoi celle d'aujourd'hui lui ressemble-t-elle ? L'histoire risque-t-elle de se répéter avec son lot de tragédies ?
Deux caractéristiques principales se retrouvent dans ces deux crises. D'une part, la chute des prix pétroliers en est la cause immédiate. D'autre part, cet effondrement des prix est le révélateur d'un mal plus profond touchant l'économie nationale causé par ce que j'appellerai le «virus rentier». Autrement dit, un virus qui, partant d'une mutation administrative de la rente pétrolière en diverses rentes spéculatives, s'est propagé à tous les niveaux de l'économie nationale, et au-delà de la société, pour en gangrener tous les secteurs et ruiner l'économie productive et ses couches sociales les plus représentatives : les travailleurs et les entrepreneurs productifs, publics et privés.
Pour autant, avec le temps, plusieurs éléments différencient ces deux crises. Depuis la fin des années 1980, on sait que l'économie nationale est extrêmement sensible à toute variation des prix pétroliers du fait de la fragilité et de l'inefficacité de son appareil de production hors hydrocarbures, et de la prééminence des activités spéculatives et rentières sur les activités productives.
Tirant les leçons de la crise de 1986, les cadres nationaux ont mis au point divers remèdes structurels qu'il fallait appliquer à l'économie nationale pour neutraliser ce virus, engager sa convalescence et retrouver son dynamisme et son efficacité. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, la mise en œuvre de ces remèdes s'avéra périlleuse. Tout se joua principalement sur la question de la dette externe.
Les pressions des institutions internationales pour en sortir par le rééchelonnement et l'ajustement structurel, sur des fonds de mondialisation ultralibérale triomphante, se conjuguèrent aux pesanteurs, voire aux résistances, politiques et économiques internes héritées du monopole et du clientélisme. Les unes et les autres se firent très vite de plus en plus exigeantes au point de bloquer le changement et d'étrangler le pays jusqu'à ce qu'il en accepta brutalement les règles, dès 1994, alors même que le pays subissait une terrible tragédie nationale.
Désormais, on ne peut donc plus dire qu'on ne savait pas.
D'autant que depuis plusieurs années, la situation pour affronter la crise était plus favorable : dette externe pratiquement nulle, «matelas financier» appréciable et existence d'un multipartisme et de forces démocratiques en mesure de soutenir la mise en œuvre de solutions structurelles nationales. Or, qu'a-t-on vu ? Ces ressources financières ont continué d'être les otages des mêmes pratiques rentières, conduisant à marginaliser les secteurs productifs nationaux et à ignorer le mouvement démocratique et ses représentants légitimes.
Malgré cela, il n'est pas trop tard. Les solutions durables sont toujours possibles, à condition de privilégier les mesures structurelles à long terme et d'associer librement à leur élaboration et à leurs choix tous les partenaires politiques et sociaux animés du souci de l'intérêt national et non des intérêts particuliers d'une minorité.
En d'autres termes, la capacité de s'engager ensemble, de façon pacifique et démocratique, dans un processus de changement réel. Ce qui suppose, on le comprend, de ne pas être obnubilé par les sempiternelles échéances politiques à courte vue et leur corollaire, les luttes politiciennes. Pour ces raisons, je ne crois pas à la répétition de la violence d'Octobre 1988. Mieux, je crois à un véritable sursaut pacifique et national.
– Comment jugez-vous les réponses gouvernementales contenues dans la loi de finances 2016 ? Sont-elles efficaces ou bien ne sont-elles qu'un ravalement de façade ?
Bien entendu, quand une crise éclate, il faut d'abord y apporter des solutions immédiates. Celles de la loi de finances pour 2016 sont là pour amortir le choc en situation de brutale raréfaction des ressources financières. Cependant, ces mesures risquent d'avoir pour effets secondaires de fragiliser davantage les couches sociales les plus défavorisées, de réduire sensiblement leur pouvoir d'achat et d'accroître le niveau du chômage.
Il en est ainsi des restrictions aux importations, de la baisse des subventions de certains produits et des impacts sur la croissance par arrêts de chantiers ou baisses de la production, au profit, une fois encore, de l'économie informelle et des réseaux de la spéculation. Avec, si cela devait durer, un retour possible à l'économie de pénuries et ses pratiques clientélistes. La dérive du dinar sur le marché parallèle de la devise en est le symbole le plus frappant.
Qu'on se rappelle, là aussi, qu'au début des années 1990, on avait programmé la libéralisation du taux de change du dinar, ou sa convertibilité, pour le milieu de la décennie, à l'équivalent de quelque 35 DA pour un euro. Vingt ans plus tard, on est désormais à 120 DA pour un euro pour le change administré et à 200 DA pour un euro sur le marché parallèle ! Quel indicateur plus significatif de la dévalorisation de l'économie nationale ?
Plus fondamentalement, de même que faire baisser la fièvre ne guérit pas le malade, les mesures ponctuelles ne peuvent contribuer à préserver durablement l'économie nationale du «virus rentier» qu'à condition de les combiner à des remèdes en mesure de traiter le mal à la racine. Les antibiotiques contre ce virus sont bien connus. En termes économiques, l'antibiotique s'appelle réhabilitation et diversification de l'économie productive nationale. En termes politiques, transition progressive et pacifique vers un système démocratique.
– Si cette tendance n'est pas inversée, le pays ne court-il pas le risque d'une cessation de payement ?
Non, je ne le pense pas. Certes, le déficit budgétaire se creuse et les balances, commerciale et de paiements, sont négatives. Mais le pays ne connaît pas la situation de surendettement à laquelle il dut faire face dans les années 1980. Dans ces conditions, le retour à l'endettement interne ou externe est-il aujourd'hui possible ? Est-il souhaitable ?
Ces questions ne relèvent d'aucun tabou. Encore faut-il savoir pourquoi on s'endette, comment et à quel niveau ? S'il s'agit à nouveau de disposer de ressources financières pour favoriser les importations ou les investissements improductifs au détriment des activités productives nationales, on court le risque d'un échec renouvelé. A l'inverse, et globalement, on pourrait dire que tout endettement qui ferait croître durablement et sensiblement le PIB (la richesse) national serait le bienvenu. L'endettement, en soi, n'est pas le problème.
Pour comprendre cela, faisons appel, encore une fois, à notre mémoire. Entre 1990 et 2014, soit en un quart de siècle, alors que le processus de désendettement était vigoureusement enclenché, le modèle économique actuel n'a fait croître le PIB par habitant (à parité de pouvoir d'achat) que de 10 113 dollars à 13 179 dollars (chiffres Banque mondiale), soit plus 30%, quand la Corée du Sud augmentait le sien de… 300%. Malgré son désendettement et la manne pétrolière, le PIB de l'Algérie n'a guère progressé et l'écart avec la Corée du Sud, non dotée en hydrocarbures, est gigantesque. Ici, la leçon est claire : un pays est fort et puissant lorsque son économie est forte et puissante.
C'est pourquoi l'espoir est bel et bien là : si la Corée du Sud l'a fait, l'Algérie peut le faire. Pour cela, il faudrait viser des taux de croissance à moyen et long termes d'au moins 6% par an. Ce qui n'est pas facile à réaliser, en tout cas pas avec le système économique actuel, mais de toute évidence possible. Tout au long de son histoire, l'Algérie n'a-t-elle pas su relever des défis autrement plus improbables et dans des conditions beaucoup plus incertaines ?
– Vous soutenez la thèse selon laquelle le développement économique ne peut s'accommoder d'un autoritarisme doublé d'un modèle rentier. Dès lors, comment réunir les conditions de suppression de la rente ?
En effet, lors d'un débat organisé par votre quotidien en 2013, j'indiquais que l'autoritarisme, en soi, ne conduit pas forcément au mal-développement. Plusieurs pays, dont la Chine, la Corée du Sud ou même la Turquie, ont montré qu'on pouvait réussir le développement, en tout cas s'y engager favorablement, à condition qu'il se conjugue avec un système productif. Avec, parfois et sous certaines conditions, la possibilité de déboucher sur une réelle transition démocratique. Ce n'est historiquement jamais le cas lorsque l'autoritarisme se combine à un système rentier.
En l'absence d'un système productif national suffisamment dense et efficace, l'autoritarisme ne débouche jamais sur une économie prospère, encore moins sur une transition démocratique. Dans ce cas, les tenants de la rente veillent en permanence au grain. Y compris par le recours à différentes formes de pression, de manipulation et de violence. C'est pourquoi toute transition démocratique est délicate et risquée. Surtout quand le souffle du terrorisme international est à nos frontières et que d'aucuns rêvent d'y impliquer l'Algérie. Sans succès jusque-là.
Raison de plus pour renforcer la vigilance de tous sans pour autant délaisser l'objectif d'assécher, pacifiquement et progressivement, les sources de la rente à tous les niveaux : économique, politique, social, culturel et même cultuel. Cela étant l'affaire du plus grand nombre, il faut pouvoir s'appuyer sur toutes les forces démocratiques du pays, notamment celles présentes au sein des institutions de la République, jalouses tout à la fois de la sécurité et des valeurs nationales, comme de la liberté des Algériennes et des Algériens.
– Pensez-vous que l'équipe gouvernementale montre des signes allant dans cette direction ?
Une équipe gouvernementale n'est jamais totalement homogène. Dans aucun pays du monde. Dans certains secteurs, des efforts sont mobilisés pour aller dans ce sens. Des discours sont perçus çà et là pour diversifier l'économie ou même changer de «modèle économique». Des promesses sont faites quant à la lutte prioritaire contre les marchés informels et on semble s'intéresser davantage au sort de l'économie productive nationale, publique et privée.
On annonce même, certes pour la énième fois, que le pays serait bientôt en mesure de satisfaire la demande nationale en divers produits alimentaires ou de santé et d'exporter nombre de biens hors hydrocarbures. Déclarations de bonnes intentions ? Discours imposés par les circonstances ? Volonté de rassurer une population qui grogne et s'impatiente parce qu'inquiète des lendemains réservés à ses enfants ? Pour l'instant, on ne sait pas. Prenons acte.
Laissons le soin aux uns et aux autres de passer à l'action et attendons les résultats sous l'œil vigilant de la société civile et de ses représentants. Pour autant, il ne faut guère se faire d'illusions : Pour engager une transition d'une telle ampleur et à long terme, il est évident que les efforts circonstanciés d'une équipe, fussent-ils les plus vigoureux, ne suffiront pas, dans un environnement national et international des moins favorables.
C'est toute la nation, à travers toutes ses composantes, qu'il faut durablement mobiliser et faire participer au débat sur l'ensemble des questions que pose le changement pour une sortie pacifique et durable de la crise et un avenir meilleur pour tous. Car, comme depuis toujours, c'est rassemblé et non divisé que le pays est le plus fort. C'est quand il défend l'intérêt du peuple qu'il obtient des succès durables. C'est, en tout cas, ce qu'on peut espérer de mieux pour le pays et son peuple. H. O.


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