Et c'est au cours de ce même mois printanier, il y a 32 ans, que Kamel me présentait pour un entretien à La Casbah au médecin du quartier éponyme qui s'était fait une place parmi nous au quotidien El Moudjahid où nous exercions, à travers une chronique exquise où il déroulait la marche du temps. Autant dire que la rencontre fut cordiale, voire chaleureuse et animée tant le sujet débattu tenait à cœur à notre toubib : le sport, dont il a été un fervent amateur sinon un acteur résolu puisqu'il a été boxeur dans la catégorie des mi-mouche, sans compter son penchant pour le Mouloudia d'Alger, «foyer du nationalisme et de résistance». Il nous avait donné l'impression à l'époque qu'il n'était pas en terrain méconnu. «Je ne suis pas un fanatique du MCA, ni dévoré par la nostalgie, mais c'est important de dire que le Mouloudia a été véritablement l'étincelle qui a déclenché tout le processus du sport national avec le groupement des musulmans. Le Mouloudia, c'est bien plus qu'un lieu de rencontre, c'est une école de formation, d'éducation et d'éveil politique. Le Mouloudia, ce n'était pas l'OTO qu'elle affrontait, c'était le général Bugeaud, le général Randon qu'elle affrontait. Ce n'était pas l'OHD qu'elle affrontait, c'était Charlemagne…». Enfant de la casbah Je me souviens que le docteur était à son aise en surfant sur ce sujet qui, il est vrai, ne laisse pas indifférent. Laadi a décliné sa conviction «que le sport sans la science ne vaut rien». Tout en blâmant les postures ridicules comme celles de ces soigneurs qui accourent sur les terrains avec leur seau d'eau et leur «éponge miracle», Laadi fustige le bricolage, le travail au jour le jour auxquels doit se substituer la science avec ses technologies sophistiquées, ses banques de données, ses structures de recherche et de réflexion. Il avait prévenu : «L'homme peut devenir une machine regrettable entre les mains d'une institution regrettable.» «Vous savez, nous a-t-il confié, tout n'est pas venu gratuitement. Tout a été arraché par l'effort, la lutte, le dépassement de soi, le sacrifice. Quand en 1958 le FLN a mobilisé le sport, c'était un grand événement qui a eu une grande résonance. Quoi de plus beau à l'époque de la lutte armée que la constitution de l'équipe de football de l'Algérie combattante. C'était beau, c'était sublime. Je rends hommage à ces hommes, à ces champions ; à Zitouni Mustapha qui reste un monument, un poème de la Révolution, comme ceux clamés par le regretté Malek Haddad.» Hymne à la révolution Kamel, lié par une vieille amitié avec le docteur, m'avait «briefé» sur les qualités de cet homme qui aimait éperdument La Casbah. «La Casbah, il l'avait profondément ancrée dans ses entrailles tout comme Momo.» Kamel se souvient de ce sinistre 17 mars 193. «C'était un mercredi. J'étais à la banque de la Rue Boumendjel. Un des photograhes du journal m'avait annoncé la triste nouvelle : Flici a été assassiné. Je me suis dit : encore une étoile d'éteinte dans le ciel. Je l'avais vu deux jours auparavant. Il m'avait fait part de son vœu de procéder à une large opération de circoncision à La Casbah. Ce projet n'a pu être concrétisé ; les assassins en avaient décidé autrement. On venait de perdre celui qui a écrit les plus belles pages de La Casbah tout comme Momo. Avec la disparition de Laadi est partie la vocation du cercle culturel du Théâtre de verdure dont il était président. Ce projet commençait à prendre forme avec la rencontre des intellectuels, journalistes, écrivains, peintres. La création de l'EPIC Arts et Culture avait ravivé les initiatives et redonné espoir, mais des imposteurs en ont en changé la trajectoire en décrétant que ce peuple est immature et qu'il ne mérite que ‘‘chtih oua rdih''. Heureusement que cet espace a gardé symboliquement le nom de Flici qui mérite bien son qualificatif de médecin des pauvres puisque la majorité de ses consultations se faisaient gratuitement et il lui arrivait même d'offrir des médicaments à ses patients», révèle Kamel. «Le Dr Flici avait une idée très forte de La Casbah. Lorsqu'il voyait des tuteurs autoproclamés de La Casbah qui ont contribué a en faire un cimetière, il me disait : ‘‘Il faut servir La Casbah au lieu de s'en servir. Comme pour le pays. C'est au prix de grands sacrifices que l'indépendance a été arrachée''. Et Kamel d'enchaîner : Laadi y a contribué, mais il n'en parle jamais. Par pudeur. Né en 1937 à La Casbah, ses activités militantes ont commencé au sein du mouvement étudiant au sein de l'UGEMA où il a occupé des postes de responsabilité avant de se mouvoir dans la lutte de Libération nationale. Emprisonné à Barberousse, il en parle avec émotion dans ses écrits. Pour la petite histoire, durant le Festival international de la jeunesse à Varsovie en 1955, Laadi, encore étudiant, a escaladé une statue sur une place publique de la ville et déployé le drapeau algérien. Kamel assure que Laadi a décrit mieux que quiconque Alger des années de braise.Extrait de l'ode dédiée à Mezghenna, ville de Sidi Abderrahmane : «Il était une fois Alger, inondé de cafés, de terrasses de cafés, chaque bout de mémoire, chaque digue bousculée, chaque regard à Bab Djedid, chaque histoire égorgée à Bab El Oued, chaque solitude torturée à Bab Azzoun, chaque mausolée touché à Sidi Abderrahmane, à Sidi M'hamed, à Sidi Abdellah a son café ou sa terrasse de café. Au Café des Sports, les gens sont plus enthousiastes, plus spontanés. Hadj Cayanne est un homme heureux. Le café qu'il apprécie le plus et où on le voit le plus souvent décontracté, roulant cigarette sur cigarette, pas loin de Boualem Titiche et Djamaa Lihoud est certainement le café des allumeurs de becs de gaz. Aller au café ce n'était pas seulement aller au café pour tuer le temps ou prendre une quelconque boisson. Aller au café, c'était un pèlerinage, une descente au paradis. Aller au café, c'était aller fraterniser. Aller à la rencontre d'une information, d'une nouvelle. Savoir ce qui se passe, ce qui se mijote, ce qui se dit, tout se passe dans les cafés. En profondeur. Il a demain un ‘‘contact'' au café de la Marsa. Aujourd'hui, il a distribué quelques tracts au café ‘‘El Bahdja'' à la rue Vialar. Il a été abattu au café du Progrès. Il a été arrêté au café du Bonheur. A Alger, il y a beaucoup de cafés. Chaque café est une histoire de la Guerre d'Algérie, chaque café a contribué de près ou de loin à un événement. Chaque café a pris la parole. Chaque café a contribué, ou encore ce poème dédié à El Bahdja. ‘‘Il était une fois Alger la blanche sentant la chaux et le jasmin. Lourde comme une grenade. Franche comme une Redjla, poème tatoué. Chaude comme un Raml Maya. Fraternelle comme le chant de Hadj M'rizek, comme la miniature de Racim. Poème tatoué : que crève l'œil de l'envieux.''Nous sommes dimanche 31 octobre 1954. Au stade Marcel Cerdan, l'USMA vient de faire match nul (1-1) avec l'USFE (Fort-de-l'Eau), c'est Yacef qui marqua le but sur penalty pour l'USMA et Gramatico pour les Aquafortins. Demain, lundi 1er novembre 1954, les gars de La Casbah vont être gonflés à bloc. Tous les cafés vont pavoiser. Un match nul pour nous c'est important. Surtout quand l'arbitre est un pied-noir et qu'il veut à tout prix nous narguer. Il était une fois Alger le lundi 1er novembre 1954. C'est la mémoire tatouée de nos ancêtres qui prend les armes. C'est une trentaine d'attentats commis simultanément sur tout le territoire national. C'est la réponse des enfants de Bab Djedid. C'est le fusil planté dans le soleil…». Poète, médecin, écrivain La Casbah, c'est l'âme éternelle d'Alger. Le grand-père Flici y est né vers 1860, le père El Hadj Boualem à Sidi M'hamed Cherif en 1899. L'écrivain naquit, lui, à la rue Randon, l'actuelle Ali Amar où se trouve son cabinet médical. Il est né dans la pièce où il pratique la médecine au profit de tous ses anciens et nouveaux voisins. C'est là qu'il a été arrêté en 1956 par la DST. Incarcéré à Serkadji, le couffin que sa mère lui portait régulièrement se remplissait de provisions des échoppes des ruelles de La Casbah au fur et à mesure de l'ascension vers Bab Djedid, cet attachement indéfectible en tant que lieu affectif et sentimental, ce cœur de la ville a été avant d'être un haut lieu de résistance la «capitale» des partis politiques nationalistes. Comment la passion d'écrire est-elle venue à Laadi ? «J'ai commencé à sentir la nécessité du plaisir d'écrire quand j'ai été incarcéré en 1956 à la prison de Serkadji. L'isolement crée la nécessité de communiquer, la nécessité de dire en tant que prisonnier certaines choses aux non-prisonniers. Le prisonnier détient une vérité, c'est pour cela qu'il est enfermé. Le plaisir de dire m'a été donné par notre grand et génial poète engagé Moufdi Zakaria que j'ai ‘‘recontré'' à la salle n°9 de la prison de Serkadji dès 1956. Je suis une création du FLN qui m'a appris à écrire et à communiquer. Je n'éprouve aucune gêne à parler comme un tract du FLN. C'est beau un tract du FLN. J'écris en français parce que je suis né et j'ai vécu dans une Algérie occupée. Aussi la littérature algérienne de langue française est pour moi non pas un ‘‘exil'' ou une ‘‘blessure'', mais un hymne à la liberté.» En prison avec Moufdi Zakaria On sait que Laadi beaucoup de respect pour son ami Kadour M'hamsadji l'autre chantrede la Mahroussa. A travers la lecture délicieuse de ses odes, on constate que Laadi a fait vœu d'obéissance à sa conscience et au peuple dont il a pu avec bonheur exalter la fierté. Sa générosité en qualité de médecin, il l'a transmise à Laadi l'écrivain «qui a su allier admirablement les exigences de l'écrivain avec un travail de chercheur qui puise dans le patrimoine historique national et ses prolongements universels la substance de son message», notait avec justesse notre ami, l'écrivain Mouloud Achour qui présidait à l'époque aux destinées de la rédaction d'El Moudjahid. Quelques semaines après l'entretien, Laadi m'a appelé pour me dire que l'interview que nous avions réalisée ensemble dans son cabinet à La Casbah au mois de mars 1984 figurait désormais dans son nouvel ouvrage Sous les terrasses d'antan, une chronique du temps qui passe pleine de sensibilité et de nostalgie, chaleureuse et humaine, Je l'en ai remercié. «Quand on naît à La Casbah, généralement de condition modeste, qu'on s'imprègne tout jeune des valeurs sacralisées, quand on est patriote et militant, on ne peut que souder ses convictions», avait noté notre confrère assassiné un an plus tard, Cherkit Ferhat, en ce sinistre 7 juin 1994. La liste s'est élargie avec d'autres actes immondes qui emporteront les Senhadri, Réda Aslaoui, Belkhenchir, Boucebci, Liabes, Djaout… «Aujourd'hui, parler d'un ami comme Laadi Flici est un exercice pénible et sa perte est incommensurable. Mais il a laissé un souffle impérissable de son amour pour son quartier La Casbah, de son pays. Son souvenir sera perpétué par ses œuvres à la valeur inestimable», confie Kamel qui a déjà organisé deux hommages à Flici lorsqu'il présidait aux destinés d'institutions culturelles. Il en appelle à la sauvegarde de la vieille Citadelle qui meurt chaque jour un peu plus. «Il y a de bonnes volontés, mais il faut plus que cela. Il faut que l'Etat s'implique dans la préservation de tout notre patrimoine. A La Casbah, il y a des volontés incarnées par les Abderrahmane Khelifa, Mohamed Bouraïb, Meziani Abdelhakim, Louhal Nourredine, Lounes Aït Aoudia, Abderrahmane Mekhlef, Madjid Tchoubane…, mais comme dit le vieux dicton, une seule main ne peut applaudir», a conclut Kamel Laggoun… Ses principaux ouvrages : – La passion humaine 1955 ; (édition Milias – Paris. – La démesure et le royaume ; SNED 1969 – Les feux de la rampe ; SNED 1982 – Qui se souvient de Margueritte ; ENAL 1984 – Sous les terrasses d'antan ; ENAL 1985.